Le balcon, une tribune politique suspendue sur la rue

Une des bannières accrochées aux balcons pour remercier le monde médical, le 1er Mai, à Paris. AFP
Une des bannières accrochées aux balcons pour remercier le monde médical, le 1er Mai, à Paris. AFP

Cela a commencé, le 14 mars, à Florence où le ténor Maurizio Marchini a poussé depuis son balcon la chansonnette et fait pleurer le public éparpillé. D’autres chanteurs se sont emparés de cette scène improvisée qu’est le balcon pour chanter l’hymne national italien ou jouer du saxophone. D’autres villes italiennes s’y sont mises, tout comme en Espagne, en Belgique, en Israël… Le balcon se fait support de mots d’ordre, invitation à contester la politique hésitante du président Macron… Au Brésil, le 31 mars, un concert de casseroles contestait Bolsonaro depuis les balcons des villes brésiliennes. Le balcon comme amplificateur de la dénonciation d’un gouvernement n’est pas nouveau, déjà à Hongkong en 2018 ou au Liban en 2019. Exprimer une opinion contraire à la politique en vigueur fait feu de tout bois ! Devant l’impossibilité de manifester sa colère dans les rues, reste le balcon, mini-espace public. Finalement, les balcons en arrivent à former un cortège espacé, une sorte de manif suspendue s’y déroule qui ne craint aucune grenade lacrymogène…

Avec le confinement, le balcon se dote ainsi de nouveaux usages. Certes, il permet toujours de prendre l’air, de planter quelques fleurs et arbustes, d’entreposer ce qui ne trouve pas sa place dans les placards de l’appartement, de garer les bicyclettes des enfants, d’étendre le linge, de fumer sans déranger ou même de téléphoner à l’abri des oreilles indiscrètes, pour devenir l’expression de la solidarité avec toutes celles et ceux qui travaillent en prenant des risques. Dorénavant à 20 heures, le rituel s’enclenche : on se met au balcon et l’on applaudit le personnel soignant pour le remercier de son dévouement auprès des malades atteints du coronavirus.

Le balcon est une plateforme en saillie sur la façade d’un bâtiment. Il peut être solitaire ou bien courir le long de la façade et relier par l’extérieur les pièces du logement. Eugène Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française (1854-1868) mentionne l’existence de balcons dès le XIe siècle, ce sont des «bretèches», encorbellements ou avant-corps à but défensif. On repère des balcons dans de rares châteaux moyenâgeux, le plus célèbre se trouve à Vérone et dessert la chambre de Juliette, on connaît l’histoire… C’est l’immeuble de ville qui s’en pare au cours du XVIIIe siècle et surtout du XIXe siècle, sous Louis-Philippe, puis sous Haussmann. Il est dénoncé par Quatremère de Quincy, dans son Dictionnaire de l’architecture (1832) comme faute de goût, la «mode des balcons», selon lui altère la pureté «classique». Heureusement, la législation s’assouplit, et avec l’Art nouveau, des excroissances viennent chahuter la monotonie des façades, le balcon et autre bow-window et oriel [les deux termes désignant des fenêtres arquées, ndlr], les animent, souvent avec des ferronneries au motif floral. On y pose des balconnières avec toutes sortes de fleurs et de plantes. Le concours des «balcons fleuris» stimule les habitants qui rivalisent d’audace, encouragés par les horticulteurs et les fleuristes, deux nouveaux métiers urbains. Déjà Zola avait remarqué les pots de fleurs sur le rebord des fenêtres qui mettaient «le printemps à la fenêtre». La quête de la nature pour ces citadins débarqués de leur campagne natale était un impératif, tout comme les parcs et jardins publics, à présent fermés… Dans certains quartiers centraux, le balcon peut être loué pour admirer le carnaval ou applaudir la victoire d’une équipe de foot…

Le coronavirus génère-t-il de nouvelles formes de sociabilité ? Depuis le confinement, le balcon s’enrichit de nouvelles activités : ici, un comédien, Noam Cartozo, propose un jeu, «Questions pour un balcon», là, c’est «la Fête au balcon», ici, «Bach des balcons» (chaque mardi, depuis le 17 mars), ailleurs des cours de gym, et le 1er Mai au balcon avec accrochage de banderoles aux slogans revendicatifs et d’affiches politiques, aussi bien aux fenêtres qu’aux balcons… De nombreux commentateurs s’enthousiasment pour le balcon, devenu le lieu d’échanges privilégiés entre voisins, entre l’immeuble et la rue. Attention ! Une fois la pandémie éloignée, je crains que les applaudissements en faveur du personnel soignant s’estompent et que le balcon redevienne une extension privée sans lien avec l’extérieur, un dedans dehors, sans réciprocité, sans message. Au mieux, auront-ils des bacs à fleurs… Espérons que les balcons, comme les murs, ont des oreilles, celles-là même qui mémorisent la générosité des confinés !

Thierry Paquot, philosophe de l'urbain. Il est l'autuer de : Dicorue. Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains, CNRS, 2017.

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