Le basculement vers le jihadisme n’est pas seulement religieux

L’agression d’un enseignant juif à Marseille, lundi 11 janvier, tout comme l’attaque de militaires à Valence, le 1er janvier, ou à Saint-Quentin-Fallavier, le 26 juin 2015, implique des personnes qui présentent une radicalisation brutale, individuelle et, en grande partie, provoquée par une consultation frénétique de sites, de publications et de vidéos jihadistes. De même, une partie des terroristes des attentats du 13 Novembre sont des individus soudainement radicalisés, sans adhésion ni pratique religieuse clairement identifiée. Ce sont des personnes «banales», sans engagements politiques ou religieux, sans passé judiciaire, parfois inconnues des services de renseignements. Quel est donc ce basculement politique et religieux, cette «conversion», qui fait entrer des jeunes sans histoires ou presque dans une logique de guerre, qui les conduit au passage à l’acte en France ou à l’émigration dans un pays en guerre qu’ils ne connaissent pas ?

Les travaux universitaires, qui s’intéressent à la conversion religieuse, et particulièrement à la conversion à l’islam, identifient une triple dimension. En premier lieu, la conversion (pour qu’elle soit acceptable) doit avoir lieu au contact d’une «institution», représentée en France par un imam, un directeur de mosquée ou une personne reconnue par la communauté locale. La conversion doit ensuite être partagée et faire l’objet de négociations avec l’entourage, afin que le converti soit reconnu - et accepté - comme tel. Enfin, l’immense majorité des convertis à l’islam respecte une convention tacite où leur nouvelle religion s’intègre dans un cadre républicain historiquement construit, où les croyances sont considérées comme personnelles et privées, et leur expression encadrée dans l’espace public.

Or, ce que l’on sait des jeunes convertis partis en Syrie, ou en Irak, relève exactement du contraire. Les conversions sont réalisées sans aucune médiation cléricale. Il n’y a pas d’imam, mais parfois un cheikh à la réputation douteuse ; ce sont parfois des conversions qui se produisent «en ligne», sans intermédiaire identifié, et lorsqu’elles concernent plusieurs personnes, ce sont des conversions secrètes en groupes imperméables. Les entourages (familles et amis), lorsqu’ils savent la conversion, vivent des situations conflictuelles (des pressions psychiques et physiques, un prosélytisme intrafamilial et parfois des ruptures totales). Bien souvent, les parents apprennent la conversion de leurs enfants lorsque ceux-ci les appellent de la frontière syrienne. Enfin, ces nouveaux convertis prônent une radicalité assumée, flirtent avec l’illégalité, avouent leur volonté de quitter un pays mécréant et corrupteur, et marquent leur intérêt pour une guerre de civilisation fantasmée.

Avec l’Etat islamique (EI), nous faisons face à un «islamisme de conversion», comme Sébastien Fath parle de «christianisme de conversion» à propos de certains mouvements évangéliques (Brépols, 2004). Comme toute entreprise de conversion, cet islamisme se fonde sur la force d’un engagement individuel et sur un prosélytisme du témoignage. Les vocations naissent via les réseaux sociaux et les publications de l’EI, qui mettent en valeur un triple engagement religieux, politique et militaire. L’EI joue habilement, par une communication extrêmement efficace, sur la fascination du voyage en Orient auprès d’une jeunesse en quête d’absolus.

Ces conversions radicales ont ceci en commun qu’elles concernent convertis et musulmans de seconde génération, qu’elles touchent aussi bien les hommes que les femmes, sans distinction de nationalité. L’acte rituel de cet islamisme de conversion n’est plus la prononciation de la chahâda comme dans la conversion classique, mais la cérémonie de l’allégeance (bay’ah) au chef du groupe et au calife Al-Baghdadi. C’est une conversion à l’Etat islamique.

Cette forme d’engagement radical ne s’apparente ni à une conversion religieuse classique ni à un militantisme sectaire : elle allie la force du sentiment religieux à l’engagement politique et militaire. La soudaineté des trajectoires de radicalisation s’explique par la cohérence apparente d’un système de pensée composé de bric et de broc. Si l’Etat islamique tente de mettre en place une lecture théologique de la violence politique, ceux qui s’en revendiquent ne vont pas aussi loin. Les jeunes convertis à l’EI se basent sur une lecture réductrice et violente des préceptes de l’islam et allient des croyances millénaristes et apocalyptiques à une vision conspirationniste (les juifs, l’Occident, les Illuminati) qu’ils combinent à une histoire géopolitique grossière.

Ramener le radicalisme à une simple histoire de religion est donc aussi hasardeux que de considérer que celle-ci n’en constitue pas l’un des déterminismes.

Loïc Lepape, anthropologue. Dernier ouvrage paru : Une autre foi. Itinéraires de conversions religieuses en France. Juifs, chrétiens, musulmans, Presses universitaires de Provence, 2015.

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