Le blackface est l’envers grimaçant de l’esclavage

Le 10 mars, au cours du carnaval de Dunkerque (Nord), les festivaliers entendent organiser une « Nuit des Noirs ». L’affiche est partout dans la ville : les fameux « Noirs » sont en fait des Blancs totalement grimés, bouche écarlate, os dans le nez ou dans les cheveux, pagnes de paille. Cette soirée est censée se tenir dans une salle cogérée par la ville, et aimablement prêtée par le maire, Patrice Vergriete, qui soutient sans complexe cet événement douteux.

Cette soirée s’inscrit dans la tradition ancienne du blackface, c’est-à-dire des déguisements raciaux. On se souvient bien sûr de la photo publiée le 17 décembre sur Twitter par le footballeur Antoine Griezmann, et ensuite retirée. Mais depuis quelques mois, plus de quinze affaires de ce genre ont défrayé la chronique. On se souvient, par exemple, de l’opéra de Lyon qui avait programmé un spectacle de Ravel, tout à fait vulgaire, avec du blackface.

Le blackface est l’envers grimaçant de l’esclavageEvoquons aussi le photographe Philippe Savoir, qui affirmait sans vergogne, en janvier dans Stupéfiant, sur France 2, qu’il ne fait pas de blackface, alors que son portfolio en ligne s’intitule « Blackface » ; mentionnons les élèves du lycée Saint-Adrien, de Villeneuve-d’Ascq, grimés pendant le carnaval ; la performance choquante de Keen’V, déguisé en femme noire, dans l’émission « C’Cauet » sur NRJ 12, les déguisements raciaux vendus par le site Deguise-toi.fr, l’affiche, modifiée récemment, du prochain Festival du film fantastique à La Réunion, etc. Or, il s’agit d’une pratique ancienne, bien ancrée, hélas, dans la tradition française. On pourrait évoquer les sketches de Michel Leeb dès les années 1980, ou bien plus tôt encore, les Impressions d’Afrique, de Raymond Roussel, ou encore Malikoko, roi nègre, spectacles du début du XXsiècle.

Dunkerque, cité négrière

Contrairement à ce qui est souvent affirmé, le blackface est né en Europe, et non aux Etats-Unis. Liés à l’esclavage colonial, ces spectacles qui présentaient les Africains sous un jour ridicule ou effrayant avaient pour but d’organiser la fabrique du consentement populaire au trafic négrier : puisque le Noir fait rire, ou fait peur, on peut lui appliquer des traitements inhumains. D’ailleurs, est-il vraiment humain ? En ce sens, le blackface n’est pas seulement un acte raciste, il a partie liée avec le crime contre l’humanité. Il est l’envers grimaçant de l’esclavage, qu’il a rendu tolérable, voire tout à fait divertissant aux yeux des peuples d’Occident.

Or, ces déguisements raciaux prennent à Dunkerque une résonance toute particulière, dans la mesure où la ville, même si beaucoup de gens l’ignorent, a participé au trafic négrier – certes dans une mesure moindre que Nantes et Bordeaux, mais de manière active, cependant. Jean Bart (1650-1702), le neveu du fameux corsaire dunkerquois, a tiré profit de ce crime. La chambre de commerce de Dunkerque se mobilise dès le début du XVIIIsiècle pour obtenir les autorisations nécessaires et rattraper son retard. En 1768, elle estime que les négriers dunkerquois pourront traiter 2 400 Noirs par an : « Ainsi on peut évaluer, année commune, le commerce à 2 000 000 de livres. »

Qu’ils le sachent ou non, les carnavaleux d’aujourd’hui qui se déguisent « en Noirs », c’est-à-dire en « sauvages », sont les héritiers de cette histoire. Ils affirment que cette Nuit des Noirs est une tradition. C’est vrai, et le racisme aussi est une tradition. Certains d’entre eux, sur les forums, vont jusqu’à contester la réalité de l’implication de Dunkerque dans le trafic négrier, posture négationniste favorisée par la faiblesse du travail de mémoire effectué par la ville.

Le Zwarte Piet d’Amsterdam a changé

Interpellé en 2014 par le CRAN et la Brigade anti-négrophobie à propos d’une soirée blackface organisée par des policiers du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), le Défenseur des droits a clairement condamné cette forme de racisme : « Sans qu’il n’ait été nécessaire pour les policiers de connaître l’origine historique de cette pratique nommée “blackface” aux Etats-Unis, nul n’ignore que le fait de se grimer en Noir renvoie à une vision péjorative et humiliante des personnes noires », a expliqué M. Toubon à juste titre, répondant ainsi à ceux qui s’abritent derrière leur ignorance du passé historique. Par ailleurs, le fait est qu’il y a plus de 1 milliard de Noirs dans le monde, qui sont évidemment tous différents. Il est donc impossible de se déguiser « en Noir », sauf à se référer à un stéréotype, ce qui est la base même de tout racisme.

En 2015, le comité des Nations unies chargé de l’élimination des discriminations raciales, a condamné le recours au blackface dans le cadre des cérémonies liées au Père Fouettard (« Zwarte Piet », Pierre le Noir), à Amsterdam : « Considérant que même une tradition culturelle profondément enracinée ne saurait justifier des stéréotypes et des pratiques discriminatoires, le Comité recommande que l’Etat travaille à l’élimination de ces traits de caractère de Black Pete qui mettent en œuvre des stéréotypes négatifs. » Et de fait, la ville d’Amsterdam a commencé à faire évoluer cette cérémonie autrefois saturée de déguisements raciaux. Si cette prise de conscience a été possible aux Etats-Unis, aux Pays-Bas et ailleurs, pourquoi en serait-on incapable en France ?

Il ne s’agit évidemment pas d’annuler le carnaval de Dunkerque lui-même, qui est une manifestation de liesse populaire, tout à fait légitime. Il ne s’agit même pas d’annuler la « Nuit des Noirs », dont les billets ont déjà été vendus, paraît-il. Il suffirait en fait de faire évoluer la thématique, de transformer la « Nuit des Noirs » en « Nuit des Bleus », par exemple, en évitant désormais toute référence coloniale, pour que la fête continue, sans racisme, sans piétiner la mémoire des victimes d’un crime contre l’humanité. Est-ce trop demander ?

Par Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires de France.

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