Le Brexit, ou les cinq pièges de l’association

Les drames commencent toujours par une ambiguïté qu’on ne veut pas voir. Celle-ci était de taille : dès qu’elle eut rejoint le projet européen, la Grande-Bretagne n’eut de cesse de le tenir exclusivement pour la réalisation progressive d’un marché unique. Le reste relevait de l’interdit et les tentatives, même timides, d’intégration politique ne réveillaient outre-Manche qu’agacement et hostilité : la dynamique europhobe trouvait ainsi de quoi se nourrir dès l’origine ; elle faisait du «Brexit» un projet presque banal et, en tout cas, facilement attractif pour tous ceux qui trouvaient raison de se plaindre…

Cette ambiguïté ne fut jamais levée : pire encore, elle fut soigneusement entretenue par tous, de peur qu’une clarification vînt à expliciter des clivages qu’on préférait laisser sous la table. Terrible méthode que celle des faibles : au lieu de décanter, on préfère enfumer. Pour y parvenir, on multiplie les déclarations équivoques, on perd des nuits entières dans des sommets sans relief où on tisse des compromis illisibles. Le premier piège se referme : l’Europe qui se forme à coups de subterfuges s’éloigne mécaniquement des peuples qui n’y comprennent rien, perd leur allégeance, leurs espoirs et leurs identifications.

Marquer l’histoire

La plupart des autres constructions régionales ont été exposées au même dilemme : l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) a toujours été ballottée entre son identité politique pro-occidentale à l’origine et ses velléités d’intégration économique. Le Marché commun du Sud (Mercosur), en Amérique latine, se voulait espace de libre-échange, mais aussi club de démocraties restaurées. Ni l’une ni l’autre ne sut choisir et toutes les deux furent ainsi ralenties dans leur élan. Mais aucune d’entre elles ne prétendait marquer l’histoire avec la même profondeur que l’Europe naissante.

Le deuxième piège fut largement partagé. Cette protestation populiste dirigée contre l’Europe et ses élites devint vite le substitut d’un mouvement social défaillant. Naturellement nourrie d’identitarisme, elle se requinque de tout ce qui confond Europe et mondialisation, l’une servant à dénoncer l’autre et les migrants en devenant la principale victime.

D’où ce paradoxe aveuglant qui place en tête du mouvement le pays qui faisait, plus que tout autre, profession de foi libre-échangiste. Les contradictions sont partout et pas seulement au sein du peuple : les électeurs qui ont fait la victoire du Brexit se recrutent d’abord parmi les victimes d’un libre-échangisme dont la Grande-Bretagne faisait un dogme ! Le troisième piège a un goût d’extravagance.

Comme dans toute crise majeure, les pièges les plus lourds se réfugient dans les solutions qu’on concocte. L’Europe est malade de son identité incertaine et donc de son incapacité totale à traiter les enjeux nouveaux auxquels elle est confrontée : on en a eu une idée piteuse avec le traitement de la question migratoire.

Repenser l’Europe

Désormais, avec ce divorce venu d’outre-Manche, l’essentiel des énergies va être retenu par la négociation, inédite et difficile, d’un accord de séparation. La relance de l’Europe a ainsi trouvé ses calendes grecques et pour longtemps, à l’image d’un malade atteint d’une pathologie létale et qui consacre tous ses efforts à soigner la fracture causée par une chute inopinée…

Le quatrième piège est un cercle vicieux : l’Europe tombe par défaut d’attractivité populaire ; le dédale de ses négociations avec le Royaume-Uni risque de l’éloigner un peu plus de son opinion publique et donc de ses citoyens.

Et pourtant, les raisons de repenser l’Europe ne manquent pas. À commencer par la plus importante : ainsi que nous l’avons vu, ce que l’Europe fit de bien jadis tient aux vertus de l’association. Celle-ci ne fonctionne cependant correctement que dans des conjonctures ascendantes : arrêter le risque de guerre quand on sort d’un conflit atroce, reconstruire quand on n’a plus grand ressources.

Autre temps, autres mœurs : on est sorti de cette époque et les enjeux d’aujourd’hui sont liés à la mondialisation, aux caprices d’une économie financière débridée, aux effets croissants d’interdépendance qui attachent le faible au fort, mais surtout le fort au faible. Dans ce contexte, l’association ne veut plus dire grand-chose et tend même à réactiver les intérêts nationaux pour mener tout droit au retour du nationalisme.

La survie de chacun, aujourd’hui, suppose de remplacer l’association par la solidarité et reconstruire l’Europe en ce sens ; elle suppose aussi de réconcilier l’Europe avec la démocratie pour assurer le retour des peuples en son sein. Autant d’objectifs pour lesquels la Grande-Bretagne n’était pas la seule à être réticente : cinquième piège…

Bertrand Badie, professeur de Sciences politiques, Sciences Po – USPC. La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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