Le Brexit vient compliquer la donne commerciale de l’Allemagne

Troisième puissance exportatrice dans le monde et grande prêtresse de l’ouverture des marchés, l’Allemagne contemporaine revendique haut et fort les couleurs du libre-échange. Mais, entre fidélité au libéralisme et arrangements avec le nationalisme économique, l’histoire allemande semble naviguer entre ces deux pôles opposés de la politique commerciale. Au XIXe siècle, Friedrich List était l’un des premiers économistes à alerter sur les dangers du libre-échange, défavorable aux pays émergents d’alors (dont l’Allemagne), et à préconiser l’introduction de droits de douane élevés pour leur permettre de rattraper leur retard industriel. Suivant ses recommandations, une union douanière fut instituée en 1834 entre les Etats de la Confédération allemande afin de faciliter le commerce entre eux et de protéger leur production de la concurrence étrangère.

La création de ce premier marché intérieur, longtemps dominé par la Prusse, a donné un coup d’accélérateur à la transformation de l’économie allemande et précipité son ouverture internationale : de 1850 à 1879, ses importations passent ainsi de 7,5 % du produit intérieur brut (PIB) du Reich allemand, équivalent à 0,28 milliard d’euros, à 17 % (1,43 milliard d’euros), dépassant légèrement ses exportations (qui progressent de 0,27 à 1,30 milliard d’euros). Certains jeunes secteurs de pointe – l’électronique, la chimie et les machines-outils – profitèrent de la mondialisation croissante des échanges alors que d’autres – l’acier, le fer et la production de blé – pâtirent de la concurrence étrangère. D’où le virage protectionniste pris par Bismarck en 1879 : grâce au soutien des conservateurs, le chancelier introduisit des tarifs douaniers pour soutenir l’industrie malmenée par le krach boursier de 1873 et défendre l’agriculture céréalière défiée par les produits américains et russes.

La première guerre mondiale mit fin à ce dynamisme relatif du commerce extérieur. Malgré un large réseau de partenariats commerciaux noués après 1920, celui-ci ne peut se maintenir que difficilement dans l’entre-deux-guerres : lourdement restreinte par le traité de Versailles, l’Allemagne peut d’autant moins manier le levier protectionniste pour protéger son commerce qu’après l’occupation de la Ruhr (1921) et l’hyperinflation (1923) elle ne put retrouver sa pleine souveraineté commerciale qu’en 1925. Le grand krach de 1929 et le protectionnisme américain eurent finalement raison de son commerce extérieur, avant même la politique d’autarcie du IIIe Reich, la course aux armements et les impératifs de l’économie de guerre.

Théorie ordolibérale

Après 1945, le revirement est total. Occupée, l’Allemagne occidentale n’avait guère d’autre choix que de consentir au cadre libéral fixé par l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT, 30 octobre 1947), qui allait par la suite lui assurer un rôle dominant sur le marché mondial. Le marché européen devint en effet le point de départ d’une expansion internationale sans précédent dans l’histoire du pays. Celle-ci s’inspire également de la théorie économique dite « ordolibérale «, développée au début des années 1930 par l’école de Fribourg, à l’instigation d’un des économistes allemands les plus influents du XXe siècle, Walther Eucken (1891-1950).

Ce dernier attribuait à l’Etat un rôle régulateur, censé définir un cadre au marché sans intervenir pour autant dans son fonctionnement. L’idée d’équilibre entre les différentes échelles de pouvoir et les libertés individuelles y était fondamentale pour organiser un système concurrentiel équitable et efficace : dans cette perspective, l’âge libéral, caractérisé par la division internationale du travail et une interdépendance croissante des marchés, devait obéir à un « ordre public international » garantissant stabilité monétaire et multilatéralisme. La centralité des théories ordolibérales continue d’ailleurs à caractériser l’économie allemande contemporaine, obsédée par l’équilibre budgétaire et l’ouverture des marchés.

En 1946, l’un des théoriciens de Fribourg, Alfred Müller-Armack, les reprend et les enrichit par son concept d’« économie sociale de marché », devant articuler liberté du marché et arbitrage social. Conçue comme une troisième voie entre socialisme et libéralisme, adoptée par le parti chrétien-démocrate CDU au congrès de Düsseldorf (1949) et mise en pratique par Ludwig Erhard, devenu ministre de l’économie et chancelier, celle-ci reste invariablement attachée à ses principes d’efficacité et de prospérité, facteurs du succès du capitalisme rhénan. Le commerce international en forme l’un des piliers depuis qu’en 1952 les exportations deviennent la clé du « miracle économique » et soutiennent depuis la croissance allemande.

Emergence d’un néocolbertisme soft

C’est pourquoi la libéralisation des échanges est le mantra d’un pays où des pans entiers de l’industrie – automobile, chimie, machines-outils – et un emploi sur quatre dépendent des exportations, même si la longue série de balances excédentaires le rendent aussi plus vulnérable vis-à-vis de la conjoncture internationale. Point de doute, il n’y a, pour l’instant, pas d’alternative à sa politique multilatérale poursuivie dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce et de l’Union européenne.

Or, force est de constater que le Brexit vient sérieusement compliquer cette donne commerciale, déjà mise à rude épreuve par la crise de l’industrie automobile et une croissance en berne. La mise en place d’un dispositif de contrôle des investissements étrangers après le rachat de la firme de robotique Kuka par des Chinois, de même que le soutien déterminé des pouvoirs politiques à l’industrie automobile révélé par la gestion du « dieselgate », ou encore la volonté de retrouver une souveraineté industrielle dans certains secteurs stratégiques comme le spatial amènent à soupçonner l’apparition d’un néocolbertisme soft, d’ailleurs sans véritable planification stratégique.

Le soutien au diesel, par exemple, semble aller à l’encontre de la politique énergétique et de la priorité donnée aux industries de demain (data, intelligence artificielle, informatique quantique). Assisterait-on à la subversion de l’ordolibéralisme, relégué au rôle de totem symbolique et dépassé par l’accélération de la compétition économique mondiale entre grands blocs industriels et technologiques ?

Dorothea Bohnekamp est maîtresse de conférences à l’université Paris-III-Sorbonne Nouvelle.

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