Le « burkini » bafoue les droits des femmes

Le débat sur le « burkini », on s’en doute, n’est pas seulement vestimentaire. Son enjeu est la conception de la laïcité que l’on souhaite mettre en œuvre dans notre pays. On peut en distinguer deux. La première, anglo-saxonne, vise à mettre les religions à l’abri d’éventuelles menaces venant de l’Etat. Elle conduit à une conception extensive du droit d’exercer son culte. La seconde, privilégiée en France, vise à empêcher la pression des religions sur l’Etat. La pratique religieuse relève alors essentiellement de la vie privée.

En déposant devant le tribunal administratif de Nice une demande de référé-liberté afin d’obtenir la suspension de l’arrêté du maire de Cannes (Alpes-Maritimes) – il interdit le port du burkini sur les plages –, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) s’appuie sur la première conception. Passons sur l’argument fondé sur l’urgence, que le juge a écarté rapidement. Cependant, il entre dans l’examen de fond et examine si l’arrêté attaqué porte une atteinte « grave et manifestement illégale » à une liberté fondamentale.

Le CCIF invoque la liberté d’expression, la liberté de conscience et la liberté de culte. La liberté de conscience n’est manifestement pas en cause. Elle relève de la liberté de pensée. Restent les libertés d’expression et de culte, choix intéressant dans l’argumentaire juridique du CCIF. Il aurait pu invoquer d’autres libertés comme le droit au respect de la vie privée, s’il impliquait le droit de s’habiller comme on le souhaite, y compris à la plage. Il préfère invoquer les libertés d’expression et de culte. Le burkini est donc perçu, par les requérants eux-mêmes, comme un moyen d’affirmer sa religion, un signe religieux ostentatoire.

Le juge des référés ne nie pas que l’arrêté municipal entraîne une ingérence dans les libertés d’expression et de culte, qu’il ne dissocie pas. Il estime en revanche qu’elle est justifiée par les finalités poursuivies par l’arrêté.

Le maire invoque des motifs d’hygiène et de sécurité, notamment l’inadéquation d’une tenue qui compliquerait l’éventuelle intervention des secouristes en cas de noyade. Il invoque aussi ce qu’il est convenu d’appeler les « bonnes mœurs », notion assez floue mais toujours utilisée pour justifier par exemple l’interdiction de circuler en ville en maillot de bain. Cependant les requérants ont concentré leur attaque sur le troisième et dernier motif invoqué par le maire de Cannes : le nécessaire respect de la laïcité.

Laïcité a la française

Le principe de laïcité figure dans l’article premier de la Constitution, qui affirme que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Il est mis en œuvre par la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Eglises et de l’Etat, texte qui fait actuellement l’objet d’un véritable tir de barrage venant de ceux qui souhaitent l’émergence d’une liberté religieuse offrant à chacun le droit d’affirmer, de manière ostensible, son appartenance à une communauté religieuse. Le rôle de l’Etat se bornerait alors à garantir l’équilibre entre les différentes communautés.

C’est précisément ce que refuse le juge niçois, qui réaffirme la conception française de la laïcité. Il rappelle que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 19 novembre 2004, comme la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans une jurisprudence constante, a déclaré que le droit de manifester ses convictions peut être soumis à des restrictions pour garantir le principe de laïcité. La CEDH laisse aux Etats une large autonomie dans ce domaine.

Dans un arrêt Ebrahimian [du nom d’une assistante sociale française qui contestait son licenciement – prononcé en décembre 2000 – en raison de son refus d’ôter son voile islamique et qui a été déboutée le 26 novembre 2015 par la CEDH], la juridiction emploie même l’expression de « modèle français de laïcité, validant ainsi la conception visant à protéger l’Etat contre toute ingérence des religions et à assurer le respect du principe de neutralité ».

Une action militante

Le respect du principe de laïcité s’apprécie aussi à travers la menace terroriste et l’état d’urgence. Le juge des référés mentionne « l’affichage de signes religieux ostentatoires que les requérants, manifestement de confession musulmane, revendiquent dans leurs écritures », attitude qui est de nature à « exacerber les tensions » dans ce lieu public qu’est la plage.

Dans ces conditions, la mesure d’interdiction n’est pas manifestement disproportionnée dès lors que le port du burkini n’est pas seulement un « simple signe de religiosité », le fruit d’une démarche individuelle, mais le résultat d’une action militante concertée, dans un but de prosélytisme.

Le juge administratif, lorsqu’il apprécie une mesure de police, est conduit à évaluer l’adéquation entre le but d’ordre public poursuivi par le maire et les moyens employés pour y parvenir. Or, parmi ces objectifs d’ordre public, ni le maire ni le tribunal administratif ne mentionnent les droits des femmes.

Souvenons-nous que dans sa première décision « Dieudonné » de janvier 2014, le juge des référés du Conseil d’Etat invoquait le principe de dignité pour justifier l’interdiction préventive d’un spectacle. Pourquoi ne pas invoquer ce même principe à propos des droits des femmes, bafoués par un vêtement qui est le symbole même de leur soumission ?

Doit-on y voir l’influence désastreuse d’un mouvement féministe qui affirme que le choix d’un vêtement symbolisant l’assujettissement des femmes relève de leur liberté, principe glané dans les gender studies américaines (études de genre), reposant précisément sur une conception communautariste de la laïcité ? Sur ce point, le jugement de Nice est une occasion manquée, car la seule mention du principe de dignité aurait permis une affirmation encore plus claire de la conception française de la laïcité.

Roseline Letteron, professeure de droit public à l’Université Paris-Sorbonne.

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