Le califat islamique n’est sans doute pas pour demain

L’Etat islamique (EI) a-t-il un avenir politique au-delà des péripéties sanglantes de la guerre ?

Sa prise de la base aérienne de Taqba, il y a quelques jours, prive les troupes d’Assad d’un point stratégique important dans le nord-ouest de la Syrie et desserre l’étau sur l’arrivée de combattants étrangers par la Turquie, alors que le flux tendait à diminuer quelque peu.

Cette victoire (avant une nouvelle attaque d’Alep ?) montre une fois de plus que l’Etat islamique sait agir militairement sur plusieurs théâtres. Il sait aussi s’adapter : les quelques bombardements américains ont provoqué une fragmentation de ses convois qui sont désormais plus modestes et discrets.

Le projet politique de cette organisation est connu : établir un califat. Le moyen d’y parvenir est plus incertain, en particulier à long terme, et dans l’hypothèse où le conflit actuel se terminerait à son profit, ce qui n’est pas certain, quoi qu’on en dise.

Comme d’autres groupes violents non étatiques qui, comme lui, ont exercé une sorte de souveraineté non internationalement reconnue sur des territoires plus ou moins vastes (citons le Revolutionary United Front en Sierra Leone, le PKK au Kurdistan, le Hezbollah libanais, AQMI au Mali, les talibans en Afghanistan, Boko Haram depuis peu, etc.), et qui n’avaient pas forcément une même doctrine ou un objectif politique identique, il va affronter ou affronterait certains problèmes propres aux quasi-Etats que ces organisations ont parfois eu vocation à devenir.

DIFFICILE À UN ETAT ISLAMIQUE D’OBTENIR UNE RECONNAISSANCE INTERNATIONALE

D’abord, il serait difficile à un Etat islamique d’obtenir une reconnaissance internationale. En son temps, l’Emirat islamique d’Afghanistan (les talibans) n’était reconnu que par une poignée d’Etats en raison de ses nombreuses violations des droits humains.

Sur ce plan, l’Etat islamique ressemble au régime taliban. Au-delà de la barbarie baroque de ses militants et du fait que certains d’entre eux considèrent la guerre en cours comme l’ultime djihad de l’Histoire, ses exactions actuelles ont à ses yeux plusieurs avantages : la symbolique si djihadiste et califale des décapitations et l’application d’une charia particulièrement violente ne sont que les aspects les plus médiatisés de l’imposition d’un ordre politique et moral à base de tribunaux religieux locaux, d’émirs parfois autodésignés et, sans doute dès à présent, d’un endoctrinement des populations, en particulier des plus jeunes.

Ce fut fait en Afghanistan, tenté au Nord-Mali, en Somalie et au Yémen, partout où une organisation djihadiste contrôle un territoire et sa population.

Une capitale lui serait aussi nécessaire. Bagdad ou Damas, villes prestigieuses dans l’imaginaire arabo-musulman, feraient évidemment l’affaire, mais paraissent pour l’instant inaccessibles.

Surtout, le contrôle de la population vivant sur le territoire de l’« EI-land » passerait par la nécessité de lui fournir les biens publics collectifs – hygiène, santé, transport, électricité, etc. – indispensables à sa survie, d’où la demande récente (et très indicative) de l’organisation aux fonctionnaires, juges, médecins, professeurs et autres professionnels essentiels de rester ou de revenir chez eux.

On notera qu’il ne manquait – heureusement ! – pas d’ONG en Afghanistan pour aider les populations vivant sous le régime des talibans dans les années 1990, pays au demeurant beaucoup moins développé que la Syrie et l’Irak, surtout d’un point de vue sanitaire et médical.

Le contrôle de la frontière turque qui se joue ces jours-ci est important, car c’est la frontière de la pérennité de l’EI, quoique la frontière libanaise pourrait, au pire, jouer ce rôle – les militants étrangers arrivent d’abord par là, peut-être également un certain nombre d’armes par le biais de divers réseaux.

La question du pétrole produit dans la zone contrôlée par l’EI est évidemment fondamentale. Là encore, pour qu’elle perdure, il faut à cette organisation un débouché frontalier suffisamment poreux pour favoriser des échanges économiques, sinon officiels, du moins informels.

LA STABILITÉ RÉGIONALE ET LA SURVIE POLITIQUE DES RÉGIMES VOISINS

On se rappellera que vers 2005, les échanges entre l’Irak de Saddam, soumis à embargo, et les pays voisins étaient tolérés par la communauté internationale afin de favoriser la stabilité régionale et la survie politique des régimes voisins.

Enfin, si l’EI se stabilise dans des frontières, par exemple actuelles, et surtout dans l’hypothèse où le conflit s’achèverait à son profit, une réalité dramatique resurgirait bientôt : en l’espèce, jamais les djihadistes n’ont contrôlé dans l’Histoire contemporaine un territoire possédant un tel niveau de développement et de telles ressources.

S’il est difficile de faire une évaluation systématique des potentiels énergétiques, productifs et industriels actuels syriens ou irakiens contrôlés par l’Etat islamique, compte tenu des destructions possibles dues aux combats, ce qui subsiste paraît suffisant pour fournir à moyen et long termes des revenus importants.

Même à travers des circuits informels ou illégaux, ce qui suffit à faire des champs de pétrole et de gaz et des installations industrielles dépendantes autant d’objectifs de guerre. Les combats de début août autour d’un champ de gaz près de Palmyre ont montré à quel point cette question est un déterminant fort du conflit pour l’Etat islamique.

De surcroît, le potentiel technologique et l’expertise scientifique qui subsistent dans ces territoires, en personnels civils ou militaires et en gisement de données, sont un énorme problème pour la sécurité internationale.

Tandis qu’au Mali AQMI ne contrôlait aucun laboratoire d’aucune sorte ni aucune industrie manipulant des substances toxiques, par exemple en pétrochimie, l’Etat islamique a potentiellement des moyens de production industriels et des moyens de formation et de recherche scientifiques très importants, et même inusités au regard des critères habituels en matière terroriste.

En définitive, l’avenir de l’EI pourrait bien résider dans le soutien ou l’arrêt des soutiens des populations sunnites locales.

On sait en effet qu’une des raisons essentielles du succès actuel de l’EI est le soutien obtenu parmi les sunnites, en particulier parmi certains réseaux de combattants ou ex-militaires.

Même si l’EI réussissait à stabiliser militairement les multiples « fronts » et terrains » sur lesquels il est engagé, ce qui est loin d’être garanti, en particulier en raison du nouveau soutien occidental aux Kurdes, son enracinement politique resterait hypothétique.

Dès lors qu’il tentera d’appliquer son programme et sa vision politique sur les populations contrôlées, il sera intéressant d’observer parmi celles-ci l’essor de résistances.

Ce refus d’adhérer au « projet de société » de l’Etat islamique est d’ailleurs en train d’émerger ici ou là, y compris parmi les tribus sunnites.

Il reste à savoir avec quelle intensité et quelle chance de succès.

Une chose est sûre : une alliance opportune contre une dictature (en Syrie) ou les chiites (en Irak) n’est peut-être pas une justification suffisante pour vivre longtemps sous la loi rigoriste et sanglante d’un califat djihadiste.

Jean-Luc Marret, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique et au Center for Transatlantic Relations de l'université Johns Hopkins (Maryland).

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