Le climat ne se réduit pas à un prix

Dans une récente tribune du « Monde », deux économistes, Christian Gollier et Jean Tirole [prix Nobel d’économie 2014], appellent de leurs vœux la création d’un marché mondial du carbone devant fournir un prix unique permettant de gérer le climat (« Pour un accord efficace sur le climat », Le Monde, daté du 5 juin). Dans une autre tribune, le même Jean Tirole, avec Stéphane Saussier, recommandait à l’Etat de définir des objectifs nationaux environnementaux et sociaux, et de ne recourir qu’à des incitations monétaires pour les atteindre (« Objectifs environnementaux et sociétaux : halte aux faux-fuyants », Le Monde, daté du 2 mai). Ils déconseillaient les autres mesures, dont les critères extra-financiers des marchés publics, comme étant hétérogènes et donc « inefficaces », au profit, là aussi, d’un prix unique du carbone comme modèle général d’incitation.

Certes, le principe pollueur-payeur fonctionne : le bonus-malus automobile en 2008 a accéléré l’offre de véhicules moins émetteurs de CO2 ; les carburants, plus taxés en France qu’aux Etats-Unis, ont conduit à des parcs automobiles bien moins consommateurs de notre côté de l’Atlantique. Faut-il pour autant conclure que la fixation de prix constitue la mesure, suffisante, voire idéale, pour atteindre tout objectif environnemental ou social ?

En pratique, déterminer un prix ne résulte pas seulement d’un calcul. Côté climat, les péripéties de la contribution climat-énergie, renommée taxe carbone, le montrent ; les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) également. Est-il plus pertinent ou plus juste de partir des coûts de réduction des émissions, ou bien de ceux des dommages à éviter ? Coûts et dommages pour qui ? Et quand ? L’écroulement du cours du CO2 sur les marchés carbone du monde entier, alors que la sévérité des dégâts climatiques observés et attendus allait croissant, ne rend pas optimiste sur la capacité « spontanée » des prix à s’ajuster à une réalité physique.

Vallée chilienne

Une économie est hétérogène ; un prix unique du carbone ne peut en constituer le seul outil de réorientation, d’abord parce qu’il ne faut pas confondre la situation finale souhaitée avec une transition vers celle-ci : la vraie vie n’est pas « à l’équilibre ». Quel prix serait incitatif et praticable à la fois par l’aérien, la chimie, l’agriculture, les ménages, a fortiori à l’échelle du globe ? Vouloir fixer d’emblée une seule valeur du carbone la conduirait soit à être très faible (et inopérante sauf comme ressource, fiscale par exemple), soit à négocier de multiples compensations, à commencer par les allocations initiales. Et les stratégies d’investissement industriel ne se déterminent pas sur un cours de marché, trop volatil, mais sur la conviction d’une direction globale. Les prix constituent donc un signal nécessaire, mais sûrement pas la solution unique.

Sortons un moment du climat. Dans une vallée chilienne, un marché de droits à l’eau fut instauré pour gérer une nappe où puisaient vergers et mines. Comme les entreprises minières pouvaient payer l’eau dix fois plus cher que les arboriculteurs, ceux-ci commencèrent à leur vendre leurs droits. Mais le Chili a aussi besoin d’exploitations fruitières ! Un ensemble de mesures techniques, juridiques et institutionnelles fut donc requis pour adapter les deux secteurs.

De même, si, en France, la taxe sur les produits phytosanitaires n’a pas réduit leur usage, c’est parce que cela supposait aussi de changer les pratiques culturales, donc les savoirs enseignés, les conseils des coopératives et des chambres d’agriculture, les critères des prêts bancaires, les verrous sociotechniques vis-à-vis de la diversification des cultures… Un prix est loin de suffire.

C’est a fortiori le cas pour les écosystèmes. Si la réduction d’émissions de gaz à effet de serre, d’où qu’elles proviennent, atténue l’impact climatique pour l’ensemble du globe, la destruction d’une forêt équatoriale n’est pas biologiquement compensée par l’extension d’une forêt boréale, a fortiori par une plantation d’eucalyptus monoclonaux ! Les milieux naturels ne sont pas substituables entre eux, encore moins par des artefacts.

Un univers cohérent de signaux convergents

Des prix peuvent même s’avérer contre-productifs. En effet, la valeur d’un bien non substituable qui se raréfie monte théoriquement à l’infini. Plus son prix s’élève, plus son appropriation est lucrative – zones océaniques, forêts, espèces vivantes, ivoire… – et attire spéculateurs et mafias. Une liste de prix ne peut représenter un écosystème, comme une myriade de piscines et d’aquacultures ne peuvent assurer les fonctions d’un océan. Le roi Midas, qui transformait tout ce qu’il touchait en or, n’échappa à la mort de faim et de soif qu’en renonçant à cette calamiteuse faculté.

Les prix sont souvent utiles, parfois indispensables, toujours insuffisants : il faut un univers cohérent de signaux convergents pour relancer l’activité économique, renouveler nos infrastructures, nos procédés et nos pratiques. Les marchés publics, sollicités, ne peuvent qu’intégrer ces nécessités, en s’aidant de critères extra-financiers comme le proposent le Livre blanc français ou le German Sustainability Code.

Qu’une telle éco-conditionnalité n’évacue pas d’autres mesures nécessaires, certes ; mais son absence vaudrait contre-signal. Le sens de l’histoire est au suivi non monétaire, physique et biologique, des impacts de nos activités, car la réalité de la planète et des hommes n’est pas soluble dans l’économie. Encore moins dans un outil unique qui serait un prix.

Dominique Dron, Ancienne Commissaire générale au développement durable, coordinatrice du « Livre blanc pour le financement de la transition écologique », s’exprime ici à titre personnel.

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