Le climatoscepticisme relève-t-il de la science ?

Les controverses sur le changement climatique ont pris ces derniers jours une tournure plus dramatique encore qu’à l’accoutumée : échauffourées télévisuelles, pétitions, etc. – l’approche de la COP21, à Paris, laissant craindre une aggravation du phénomène.

L’affaire pourtant semblerait simple. Il y a consensus de la plupart des chercheurs concernés – le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), et au-delà – sur deux faits  : 1. Le climat change  : hausse à long terme de la température moyenne du globe, de sa variabilité locale, augmentation en fréquence des perturbations extrêmes – des tendances à ­valeurs certes ­imprédictibles, mais représentables dans des scénarios de nature probabiliste  ; 2. L’activité industrielle humaine depuis un siècle au moins en est la principale cause. Plusieurs articles publiés dans des revues scientifiques depuis six ans soulignent l’ampleur d’un tel consensus – il y a comme un « consensus sur le consensus  » –, et montrent que les rares scientifiques contestataires viennent de disciplines dont le climat n’est pas ­directement l’objet (physique, géologie, météorologie – cette dernière concernant des phénomènes dont l’échelle de temps est insignifiante par rapport à celle du climat).

Ces positions climatosceptiques sont-elles simplement des opinions fausses ? C’est bien plus ­complexe, et cette complexité contribue à rendre délicate la discussion publique sur le climat. Dans le cas des climatosceptiques, on rencontre en effet la même difficulté qu’affrontent les biologistes évolution­naires lorsqu’ils traitent avec les créationnistes ou les tenants de l’intelligent design [« dessein intelligent  », théorie créationniste]  : a-t-on affaire à de la science fausse, ou bien à de la non-science ? Cette question apparemment byzantine entraîne en réalité d’importantes conséquences pour la biologie de l’évolution  : si le créationnisme est simplement une théorie scientifique fausse, il n’y a rien à en ­enseigner, s’il est autre chose que de la science, alors on peut effectivement l’enseigner comme une vision du monde alternative à la science… Le climatosceptique relève-t-il donc de la première ou de la seconde catégorie  ?

Attaquer de front les climatologues et en particulier le GIEC, en accusant ses représentants de col­lusion avec certains intérêts ­politiques et de dépendance envers eux, ou bien de s’être ligués pour obtenir des financements gigantesques sur la base de la peur que leurs prédictions génèrent, cela revient à rejeter en bloc la communauté scientifique actuelle et ses ­méthodes. Certes, on pourrait dire qu’on proteste au nom d’un idéal de science que tous les scientifiques partagent (transparence, désintéressement, absence de jugements de valeur, etc.). Néanmoins, le détail des arguments montre qu’il ne s’agit pas du tout de critiques d’ordre scientifique.

Prétexte

L’affaire des mails de l’université britannique d’East Anglia est ici symptomatique  : ces mails échangés par des climatologues, entre 1996 et 2009, et frauduleusement diffusés après coup montrent des discussions au sujet d’opérations somme toute banales en science  : simplifier des courbes, présenter les choses sur une échelle logarithmique, ce qui rend les données mieux visibles, extrapoler, etc. Tout cela fait partie de la construction de modèles, activité centrale de la science ­contemporaine. Ainsi, à partir de données objectives, la modélisation ­implique de négliger certains points pour pouvoir ­reconstruire une courbe mathématiquement traitable  ; puis tous les termes à considérer comme quantitativement minuscules devant d’autres dans une équation destinée à ­comprendre cette courbe seront légitimement négligés afin de réécrire des équations simplifiées  ; etc. Les modèles mathématiques exigent de simplifier, abstraire et idéaliser. La vraie question méthodologique n’est donc pas de simplifier ou non, mais de s’entendre sur les simplifications et idéalisations appropriées à ce que l’on veut expliquer. Or le discours climatosceptique prend prétexte de ces opérations pour prétendre que les chercheurs du GIEC maquillent et manipulent les données afin de produire les résultats qu’ils souhaitent. Cette critique méconnaît ainsi un point essentiel de la démarche scientifique et ne relève donc pas de la science.

Une bonne part du rejet des modèles de l’évolution passée et future du climat est de ce type. Il s’agit donc essentiellement là de non-science. Cela pourrait être vu comme un pur discours politique tenu contre l’expertise, la légitimation par l’institution académique, etc. – ce que signalerait l’omniprésence des mots « supercherie  », « imposture  », « mensonge  », etc. Sans être en soi absurde, ce n’est pas là une ­critique intrinsèquement scientifique.

L’avis de l’homme ordinaire

En revanche, lorsque le climatosceptique avance que l’industrie, par les gaz à effet de serre, ne ­contribue que peu au changement climatique, celui-ci provenant bien davantage des perturbations solaires (lesquelles sont évidemment hors de notre pouvoir), on a là un questionnement scientifique  : proposer pour un phénomène X une cause A alternative à la cause B communément admise. Plus exactement, le problème consiste à mesurer le poids relatif de deux facteurs causaux établis, A et B, pour un même phénomène X  ; les deux partis peuvent avancer des ­arguments, et c’est une controverse scientifique standard. L’un a probablement raison et l’autre tort – le consensus des ­experts étant ici un argument de poids pour la cause B –, mais on demeure dans l’argumentation scientifique ordinaire.

Pour conclure, les positions climatosceptiques sur le fait du changement climatique relèvent souvent de la non-science. Peu ou prou, elles ressemblent à l’avis de l’homme ordinaire soutenant qu’il n’y a aucun ­réchauffement car il a fait singulièrement froid en novembre 2014 à Paris (aucune prédiction climatique – par nature probabiliste et à grande échelle – n’est ­infirmée ni même concernée par un tel fait ­local instantané).

Le discours climatosceptique sur la cause de ce fait, lui, relève souvent davantage de la science fausse, comme dans mon exemple des perturbations solaires. Il est donc réfutable, à condition de l’isoler des éléments non scientifiques qui, comme tels, restent irréfutables.

Le mouvement climatosceptique est difficile à saisir car, par certains côtés, il est effectivement non scientifique, tandis que par d’autres il défend des thèses scientifiques fausses. Il est à la fois dans la science et en dehors d’elle. Ce statut ambigu lui ­confère une singulière aptitude à fuir les critiques  : là où on vient réfuter une thèse fausse, le climato­sceptique peut se replier vers une position où il ­rejette en bloc la science et ses procédures usuelles, auxquelles souscrivent la majorité des climatologues, et là où on lui reproche d’être antiscientifique, il peut facilement se défendre en montrant qu’il use des mêmes méthodes que les scientifiques du ­climat, donc que le consensus scientifique que politiques et journalistes présentent comme un fait n’en est pas un…

Philippe Huneman (Directeur de recherche, Institut d’histoire et de philosophie des sciences et techniques CNRS/université Paris-I-Panthéon-Sorbonne)

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