Le conflit avec Israël n'est pas central

Un événement qui ne se produit pas occupe rarement la "une" des informations. Les reporters s'attachent à décrire ce qui se passe, ils ne sont pas chargés d'inventorier ce qui ne se passe pas. Certains notèrent pourtant qu'en Tunisie comme en Egypte, au plus chaud des manifestations millionnaires, nul n'a songé à brûler des drapeaux ni l'américain ni l'israélien, aucune effigie de Barack Obama ou de Benyamin Nathanyaou piétinée face caméra, pas de slogans vengeurs "Palestine vaincra" ou "Mort à Israël".

Une aussi étonnante mutation des conduites manifestantes n'a pas suscité force commentaires. Comment comprendre la mise à l'écart de l'éternel conflit Israëlo-Palestinien ? Ce n'était pas le problème ? Ce n'était pas le moment ? Ils n'avaient pas la tête à ça, quand justement ils la relevaient ? On ne perd rien pour attendre ? Voire !

Le refoulé n'a pas disparu. Un portrait solitaire d'Hosni Moubarak affublé de l'étoile de David, une reporter de CBS Lara Logan battue et violée aux cris de "juive, juive" (sauvée par un groupe de femmes et quelques soldats) la synagogue de Tunis attaquée par un minuscule groupuscule intégriste (dispersé par la foule) : on imagine ce qui aurait pu se passer à grande échelle et qui ne s'est pas produit à grande échelle alors que des millions de révoltés étaient libres de leurs mouvements, de leurs bonnes comme de leurs mauvaises pensées.

Pareil non-événement est un événement. Depuis que l'Etat d'Israël existe, il est mondialement convenu que le sort de Jérusalem, des réfugiés palestiniens ou des territoires occupés est la question centrale. Ce nœud gordien, à trancher en priorité absolue, expliquerait la nécessité des dictatures, l'absence de liberté en pays arabe, il justifierait la mobilisation anti-occidentale du prétendu "monde musulman", sans parler des blocages culturels ou machistes du Maghreb, du Machrek, comme ceux des émigrés de première, deuxième, troisième générations dans les banlieues européennes.

A droite comme à gauche, n'a-t-on pas seriné que, faute d'une paix authentique entre le Jourdain et la Méditerranée, aucune avancée, aucune modernité démocratique n'était possible pour plus de trois cent millions d'Arabes (ou Berbères) et même un milliard de Musulmans. Or, qu'a-t-on vu ? Exactement le contraire. Les rapports entre Israël et la Palestine sont au plus bas, jamais depuis Oslo les promesses d'entente n'ont paru aussi vaines, il n'empêche : au même moment une soif de liberté imprévue, inespérée embrase la "rue arabe". Attention, n'allons pas imaginer que les pleurs et les cris de joie font tout oublier, ou qu'entre les temps d'angoisse et les exultations victorieuses la foule s'autorise un déni de réalité. Il n'y a pas de black out. Pour s'informer les insurgés scrutent les heurs et les malheurs de leur mouvement sur les chaînes satellitaires. Il leur suffit d'allumer Al-Jazira pour suivre les révélations de wikileaks touchant les négociations secrètes des autorités palestiniennes et les protestations du Hamas. Le Caire n'ignore pas Gaza et Tel Aviv, c'est en toute connaissance de cause que les révolutionnaires n'ont accordé aucune priorité à ce qui est censé obséder les masses "arabes" depuis un demi-siècle.

JÉRUSALEM N'EST PAS LE CENTRE DU MONDE

Il faut peser le démenti qu'apporte l'actualité à l'aune des préjugés cultivés en rond. Les Tunisiens et les Egyptiens en ce début d'année 2011 sont plus réalistes et plus intelligents que les géopoliticiens diplômés : pour les révolutionnaires de la place Tahrir, Jérusalem n'est pas le centre du monde. Quand les gouvernants provisoires de l'après-Moubarak précisent qu'ils respecteront les traités internationaux, y compris la paix avec Israël, nul n'appelle à la guerre, nul ne s'offusque et les Frères musulmans ne bronchent pas. Il s'est même trouvé de jeunes manifestantes voilées pour désirer une "démocratie égyptienne comme en Israël". Pour tous, l'ordre des préséances est renversé, la question palestinienne est renvoyée à plus tard, loin de déterminer l'alpha, l'oméga et le cours du monde.

Il y a vingt ans, soutenant avec quelques amis les démocrates algériens, journalistes et femmes victimes de la violence islamiste, mais aussi les paysans massacrés à tour de bras, j'écrivais qu'il fallait apprendre à compter jusqu'à trois : le Front islamique du salut et GIA + l'Armée + les résistants civils misant leur vie pour la liberté, la laïcité et les droits de l'homme. Après dix terribles années, ce tiers parti se retrouve coincé entre la police des corps (le pouvoir répressif et les monopoles économiques de l'appareil militaire) et la police des esprits (les prêcheurs mal repentis des mosquées).

Leur combat continue, en Tunisie et en Egypte, il creuse un fossé générationnel. A leur tour, les jeunes – google, facebook, twitter aidant – obligent pour la première fois la société entière à compter jusqu'à trois. Ni les militaires, ni les Frères n'ont, à ce jour, annexé les chevaliers du Web qui réclament l'ouverture sur le monde, la liberté de communiquer, l'égalité des sexes et rencontrent l'immense pauvreté qui les entoure. Est-ce à dire que le destin de la Palestine les indiffère ? Je n'en crois rien, on s'en apercevra tôt ou tard. Mais là n'est plus l'obsession des obsessions, celle qui rendait compte de tous les malheurs, excusant les tyrannies, couvrant d'un voile de mensonges les misères mentales et matérielles. Qu'elles aient été pro-palestiniennes ou pro-israeliennes, les autorités diplomatiques et militantes sont tombées dans le piège du "conflit de civilisations" à la Huttington.

Les chancelleries musulmanes et occidentales, Quai d'Orsay en tête, juraient que la question palestinienne, elle seule, mobilisait les "masses". Longtemps ce préalable absolu a motivé, côté altermondialiste, l'étrange complaisance dont bénéficiaient les appels au terrorisme. Pour d'autres, côté israélien, la haine, insurmontable autant qu'insécable obnubilant un Moyen-Orient paralysé, parut justifier les opérations militaires les plus dures comme les plus stériles ou les démissions pacifistes les plus désespérées. Il est temps de remettre les pendules à l'heure. Il n'y a pas de fatalité à la soumission, ni par nature ni par culture, les peuples ne sont pas condamnés à s'entredéchirer, ils peuvent être responsables. Rien n'est acquis, ni la démocratie à l'intérieur, ni la coexistence paisible à l'extérieur, mais rien non plus, comme on le fantasmait hier, n'est perdu d'avance.

Par André Glucksmann, philosophe.

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