Le convivialisme : une philosophie politique pour le «monde d’après»

Le «monde d’après» se prépare dès maintenant. En ce printemps 2020, les tribunes ont germé dans la terre du confinement, et les initiatives fleurissent désormais à la lumière de notre «liberté» retrouvée: que ce soit le Conseil national de la nouvelle résistance, #NousLesPremiers ou la Convention du monde commun, pour n’en citer que quelques-unes, toutes se rejoignent dans un appel au renouveau démocratique et à des actions concrètes et convergentes. Partageons donc des méthodes, des propositions, et des solutions mûries depuis longtemps.

Nous sommes plus intelligents ensemble, en mettant en commun nos points de vue, nos expertises, nos désirs. Mais n’oublions pas que notre tâche sera d’abord de mener la bataille pour interpréter les causes de la crise et remettre en question la grille de lecture néolibérale qui cherchera, elle, à profiter du choc pour imposer de nouvelles mesures. Les maux changent, mais les «remèdes» néolibéraux, eux, sont désespérément identiques – augmentation du temps de travail (une des pistes évoquées pour le «Ségur de la santé» : la suppression des 35 heures…), collectivisation des dettes tandis qu’on autorise des entreprises aidées par l’Etat pendant la crise à rémunérer grassement leurs actionnaires…

«Comment nous y prendre ?», «Par où commencer ?», «Que faire ?» sont des questions, certes, fondamentales. Mais c’est d’abord à la racine du mal qui nous frappe que nous devons nous attaquer pour envisager les possibilités offertes par cette période historique de renouveau. C’est donc en remettant en question les credo néolibéraux qui vont inévitablement chercher à s’imposer – au motif qu’il faut financer la crise – et rejeter nos belles initiatives et nos passionnantes tribunes dans la décharge des «belles-idées-sans-suite». Et hop, sans transition, passons à «l’acte III du quinquennat»! Mais on ne changera ni la pièce, ni le décor, ni les acteurs principaux. A vrai dire, le pire ennemi de l’humanité n’a pas changé depuis l’Antiquité, où les Grecs l’avaient nommé hubris: «la démesure», ce sentiment d’orgueil destructeur qui poussait les humains à vouloir devenir des dieux et qui les rabaissait en réalité en dessous de l’humanité.

La politique du toujours plus

Or, c’est précisément le néolibéralisme qui a constitué le lit de la crise sanitaire déclenchée par un virus, dont, certes, personne n’est semble-t-il responsable, mais qui nous a durement frappés parce que cette idéologie néolibérale a fait de son seul horizon le profit, la gestion financière d’hôpitaux et de services publics aux abois, la délocalisation des industries stratégiques (laboratoires pharmaceutiques, respirateurs, fabrication de masques, etc.). Des politiques aveuglées par la démesure et le «solutionnisme», qui nous ont donné l’impression trompeuse que nous pouvions tout maîtriser. Une démesure qui nous a conduits à vouloir accumuler toujours plus : plus de pouvoir, plus d’argent, et nous amène à détruire notre écosystème dans des proportions peut-être d’ores et déjà irréversibles. C’est cette démesure qui nous a rendus fragiles.

Le Covid-19, dans toute sa violence, nous rappelle que l’histoire est jalonnée d’imprévus, et que l’humanité ne peut grandir qu’à partir de la conscience de ses vulnérabilités. C’est donc le néolibéralisme qui constitue aujourd’hui notre ennemi à tous. C’est l’individualisme méthodologique, la haine des communs, le recours exclusif à la raison instrumentale, l’illimité, l’appel à s’enrichir toujours plus en pensant, dans le meilleur des cas, que cette richesse va ruisseler, et que les services publics font partie du «vieux monde» – c’est cela que nous devons à présent rejeter.

Face à ce redoutable adversaire, les idéologies du XXe siècle ont failli et ne constituent plus un horizon souhaitable. Nous vivons cette époque redoutable et enthousiasmante où nous devons inventer un nouveau cadre d’explication du monde qui nous permette de donner une cohérence à nos actions et de fonder les soubassements d’une relance démocratique, sociale et écologique. Le convivialisme est un chemin de réflexion qui peut nous éclairer, même s’il n’est probablement pas le seul. Il est celui qui a paru bon à plus de 300 intellectuels qui ont signé le Second manifeste convivialiste (Actes Sud) autour d’un impératif de limitation et de cinq principes : commune humanité, commune naturalité, commune socialité, légitime individuation et opposition maîtrisée. On pourrait trouver ces principes trop généralistes ou gentillets – mais n’est-ce pas précisément leur modestie qui fait leur force ? Car lorsqu’on les considère un par un, on s’aperçoit qu’ils sont autant de leviers simples et puissants pour rendre le monde plus vivable, plus humain et plus juste.

Pour maîtriser l’hubris, la société convivialiste sera nécessairement «postcroissance». Ce qui signifie qu’elle visera une prospérité qui ne soit pas subordonnée au seul accroissement indéfini du PIB. C’est à partir de cet objectif que chaque principe convivialiste pourra être décliné en autant de mesures basculantes pour définir un programme commun minimal.

Si nous voulons respecter le principe de commune naturalité, nous devrions, par exemple, substituer l’énergie solaire sous toutes ses formes – directes (photovoltaïque, thermique) ou indirectes (éolien, hydraulique, biomasse) – aux énergies extractives fossiles (charbon, pétrole, gaz fossile) et fissiles (uranium). La commune humanité ne pourra être effective que si un minimum de ressources, un revenu de base, quelle que soit sa forme, est garanti pour tenir les plus pauvres à l’abri de l’abjection de la misère.

La création d’une «troisième chambre» citoyenne

A Paris le 20 avril. Photo Joël Saget. AFP
A Paris le 20 avril. Photo Joël Saget. AFP

Pour honorer notre commune socialité, l’instauration d’un revenu et d’un patrimoine maximaux doit interdire progressivement aux plus riches de basculer dans l’abjection de l’extrême richesse. La légitime individuation doit encourager l’engagement des citoyens pour les transitions et leur offrir des cadres d’actions dans le développement de l’économie sociale et solidaire ou des communs. Quant à l’opposition créatrice, elle est centrale aujourd’hui pour faire entrer une part de démocratie directe dans nos institutions (à l’opposé de ce gouvernement des pseudo-experts qui a encore fait des ravages dans la gestion de la pandémie). La création d’une «troisième chambre» citoyenne, composée de citoyens tirés au sort et de représentants de la société civile, pourrait ainsi être discutée.

La multiplication des initiatives locales est d’ores et déjà en train de créer des archipels, selon la méthode expérimentée par l’archipel citoyen «Osons les jours heureux» rassemblant une cinquantaine d’associations. Elle consiste à coaliser des organisations proches les unes des autres, dans le respect de leur identité et de leur autonomie, pour animer un dialogue bienveillant, fondé sur la coopération et le développement de projets communs. Mais pour que cela fonctionne, encore faut-il agir au niveau global – national, européen, mondial –, et pour cela, s’accorder sur un fond idéologique minimal partagé.

Alors que les tribunes, les appels ou les pétitions sur le «monde d’après» se multiplient, c’est ainsi, en proposant à la discussion ce fond idéologique commun, que les convivialistes entendent prendre leur part dans la construction de la société écologique et solidaire de demain. Parce que l’enjeu est de fédérer les initiatives, ils seront aux côtés de tous ceux et celles qui se soucient du bien commun.

Par Timothée Duverger, historien, maître de conférences associé à Sciences Po Bordeaux, membre de l’Internationale convivialiste; Sébastien Claeys, chercheur en philosophie, membre de l’Internationale convivialiste; Florent Trocquenet-Lopez, professeur de littérature en classes préparatoires, membre de l’Internationale convivialiste.

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