Le "critère d'absorption", un tête-à-queue pour l'élargissement

Par Sinan Ülgen, président du Centre de recherches sur l'économie et la politique étrangère (Edam), un thinktank installé à Istanbul (LE FIGARO, 02/10/06):

Lors du sommet de la mi-2006, les dirigeants européens ont enteriné une décision sur le critère d'absorption. Il faut rappeler que cette question faisait partie des critères de Copenhague définissant les conditions d'adhésion des pays candidats à l'Union européenne. Par contre, par rapport aux autres critères qui figuraient sur cette liste comme ceux ayant trait au niveau de démocratisation, de développement économique ou de capacité administrative, le critère d'absorption était resté jusqu'à présent lettre morte.

En effet la capacité de l'UE à accepter de nouveaux membres n'a pas vraiment été prise en considération lors du dernier élargissement. Preuve en est que l'élargissement a eu lieu avant même que les réformes constitutionnelles n'aient pu entrer en vigueur.

Il s'agit maintenant de donner une âme et un rôle à ce critère. Il est certain que l'état actuel de l'opinion publique en Europe et en particulier en France concernant l'avenir de l'Europe a été l'une des causes principales de la récente mise en relief de ce critère jadis oublié. Le message est clair. Les responsables politiques européens souhaitent réconforter une opinion publique récalcitrante sur la dimension, le calendrier et finalement l'impact de tout autre élargissement.

Cependant, n'oublions pas que le jeu d'élargissement se joue à plusieurs. Si l'UE demeure au centre de l'échiquier, les pays candidats restent les joueurs incontournables et indispensables de ce jeu. Il est donc nécessaire de continuer à alimenter les tendances réformatrices au sein des pays candidats et d'apaiser les craintes de l'opinion publique européenne face à l'élargissement.

Or la promulgation de ce critère d'absorption, qui reste par ailleurs assez mal défini, risque de changer considérablement la donne au niveau local. En effet, l'UE introduit ainsi pour la première fois un paramètre indépendant de la performance des pays candidats. Même si le pays en question arrive à conclure les négociations d'adhésion et à appliquer avec vigueur tout l'acquis communautaire, la perspective d'adhésion devient aléatoire. Il dépendra dorénavant de l'évolution des facteurs sur lesquels le pays candidat n'a aucune influence. Le processus d'adhésion change donc de nature. Il devient moins méthodologique, plus impondérable.

Ce changement de fond de la dynamique externe de l'élargissement entraînera un changement de fond de la dynamique interne de l'élargissement. Le succès de cette politique dépendait en grande partie du lien entre les réformes domestiques et la perspective d'adhésion.

Plus ce lien était fort, plus le pays était doté de capacité et de volonté pour franchir les obstacles internes aux réformes nécessaires. Les coûts politiques, économiques, sociaux de ces réformes étaient surmontés par la présence d'une majorité nationale s'unissant autour de l'objectif d'adhésion.

Cela a été par excellence le cas pour les pays de l'Europe centrale et orientale. Cela explique d'ailleurs les retournements politiques qui ont eu lieu dans certains de ces pays, une fois l'objectif d'adhésion rempli.

En revanche, l'introduction de ce critère d'absorption sera certainement nuisible au lien entre les réformes domestiques et la perspective d'adhésion. Ce lien deviendra moins fort, plus éphémère. Il sera beaucoup plus difficile pour la classe politique des pays candidats de former une coalition nationale autour d'un projet d'adhésion devenu bien plus incertain.

D'autant plus qu'au-delà du principe même du critère d'absorption, sa mise en oeuvre demeure problématique. Pour le moment, ce critère n'est pas lié aux négociations techniques d'adhésion.

Par conséquent, les négociations peuvent très bien se poursuivre et même se conclure sans pour autant que le critère d'absorption ne pose de problèmes. En théorie, la vitesse des négociations ne dépend que de la capacité du pays candidat à mettre en oeuvre l'acquis communautaire.

Dans ce cas-là, ce n'est qu'après la clôture des négociations techniques, à l'étape de la conclusion du Traité d'adhésion que le critère d'absorption entrera en jeu.

Ce n'est qu'à ce stade que l'Union sera en mesure de dire si elle est prête pour un autre élargissement ou non ; alors que le pays candidat a déjà fait le travail nécessaire pour s'aligner dans tous les domaines avec l'UE. Comment dire non a un pays qui a su remplir toutes les conditions qui lui sont imposées par le processus d'adhésion ? Quel sera le coût politique d'un non si tardif tant pour le pays en question que pour l'Europe ?

Il est par conséquent opportun de se demander si le moment choisi pour l'application de ce critère n'est pas quelque peu erroné. Ne serait-il pas plus facile, plus commode et certainement plus correct que d'appliquer ce critère avant le début au lieu de la fin des négociations, et de ne débuter les négociations qu'après avoir eu la certitude que le critère d'absorption ne posera pas problème ? Après tout, n'est-ce pas le cas pour les critères politiques de Copenhague que les pays candidats sont tenus de remplir avant même l'ouverture des négociations ?