Le cyberespace ne doit pas devenir un champ de bataille

Pour un romancier, il y a quelque chose d'à la fois troublant et hautement suspicieux quand la réalité semble épouser la fiction. Dans mon livre Babel minute zéro, le pouvoir chinois, dépassé par des manifestants qui s'organisent par Internet, engage une cyber-attaque massive contre les Etats-Unis afin de faire diversion. Les Etats-Unis répliquent. Ce type de risque est-il désormais devenu une réalité ?

Or, le 31 mai, le Pentagone a déclaré qu'une cyber-attaque contre les Etats-Unis peut constituer un acte de guerre. Le 2 juin, des officiers chinois accusent l'Amérique de lancer une guerre sur Internet afin de faire tomber les régimes arabes et "d'autres gouvernements".

Gmail, la messagerie électronique de Google, redevient un sujet de conflit entre l'Amérique et la Chine. Richard Clarke, ex-conseiller spécial du président pour la cyber-sécurité, accuse la Chine d'un cyber-assaut contre l'Amérique. Entre-temps, Thomas Barnett, ex-professeur à l'US Naval War College, suggère sur le site du Time que, si l'on suit la formule du Pentagone, "un état de guerre existe désormais entre la Chine et les Etats-Unis".

Deux visions du monde, mais aussi deux crispations profondes, se font face des deux côtés du Pacifique. L'irruption de systèmes d'information qui peuvent devenir les vecteurs d'une contestation politique à la dynamique insaisissable peut donc être perçue comme un danger pour la stabilité de la Chine.

Le parti est d'autant plus fébrile qu'il sait que, malgré tous les efforts déployés pour contrôler Internet, il finit toujours par être surpris. Les sites de microblogging, les "weibo", réunissent plus de 120 millions d'utilisateurs qui arrivent à déjouer la censure. Lors de la grève de l'usine Honda à Zhongshan, en 2010, les ouvriers et syndicalistes ont réussi à s'organiser sur les réseaux sociaux et vidéo sur mobiles malgré le contrôle des autorités. Voilà qui pourrait donner des idées aux 450 millions d'internautes chinois.

Là-dessus viennent se greffer les éléments plus classiques des environnements prérévolutionnaires : une inflation qui atteint désormais 12 % sur les produits alimentaires ; une population de jeunes diplômés qui ne trouvent pas de débouchés ; des autorités policières locales qui, comme en Tunisie, finissent par créer de petites émeutes à force d'abus ; et enfin un parti qui envisage la transition à la cinquième génération de dirigeants, en 2012, arc-boutés sur le dogme du monopole du parti central. Une situation d'autant plus critique qu'après l'Amérique latine, l'Europe de l'Est et la Russie, l'Asie et le monde arabe, la Chine est l'ultime grande puissance qui refuse la transition démocratique.

De l'autre côté du Pacifique, l'Amérique défend aux côtés de ses partenaires occidentaux la liberté d'expression et l'ensemble des valeurs des démocraties libérales - ce qui se traduit par des initiatives telles que le projet "TOR", qui permet aux journalistes et blogueurs de communiquer en ligne librement. C'est aussi une autre façon de projeter son influence et d'augmenter son soft power à l'heure de la fin des aventures militaires unilatérales de la période George W. Bush. Il s'agit enfin de défendre les intérêts commerciaux américains, au premier rang desquels ceux de Google, qui souffre de voir la réputation de sa sécurité informatique mise à mal par les cyberintrusions provenant de Chine.

Mais il y a là un malaise plus profond sur l'émergence de la Chine comme superpuissance asiatique. La stratégie chinoise n'est plus lisible, ni par l'Amérique ni par les autres puissances asiatiques. La Chine finit de construire son premier porte-avions, qui devrait porter le nom de l'amiral qui a conquis Taïwan sous la dynastie Qing ; elle dévoile son nouveau chasseur furtif au moment où le secrétaire américain à la défense se rend à Pékin ; elle envoie des milliers de soldats "réparer les routes" dans le Cachemire pakistanais, en face du grand voisin indien ; et agite tellement les passions nationalistes dans la mer de Chine méridionale que le Vietnam en vient à demander l'aide de l'Amérique !

Enfin, dans le cadre de cet affrontement larvé entre ces deux puissances, il y a l'émergence du cyberespace qui n'est plus seulement un lieu d'échange, mais aussi désormais un enjeu militaire.

Stuxnet, le ver informatique qui aurait affecté les systèmes de contrôle de l'usine d'enrichissement d'uranium de Natanz, en Iran, a fait la démonstration du pouvoir de nuisance des cyberarmes. L'essentiel de nos activités est désormais géré dans le cyberespace.

Dès le milieu des années 1990, l'Armée populaire de libération en Chine a essayé de se doter de capacités de cyberattaque, en mettant en avant des notions telles que celle de l'attaque surprise contre l'ensemble des réseaux d'information de l'ennemi. Au même moment, la réflexion de l'US Air Force menée autour du renouveau du bombardement stratégique après 1991 conduit à s'interroger sur la vulnérabilité des systèmes informatiques - et à entrevoir, peut-être, la nécessité d'attaques informatiques préemptives.

Or cette dialectique entre attaque surprise et nécessité de préemption pourrait entraîner une spirale d'anticipations menant vers un conflit armé. Comme le note le Prix Nobel Thomas Schelling, une "technologie militaire qui donne une prime à la précipitation donne une prime à la guerre elle-même". Ces lignes résonnent avec d'autant plus de force qu'elles ont été écrites en 1966, alors qu'Arpanet, l'ancêtre militaire d'Internet, n'était même pas encore sorti de terre.

Malgré les liens économiques, l'erreur peut survenir qui entraîne le drame que tous avaient voulu éviter. En 1910, Sir Norman Angell publiait La Grande Illusion, où il démontrait que les échanges entre puissances européennes rendaient la guerre futile. Quatre ans plus tard, la première guerre mondiale éclatait. Nous n'en sommes pas encore là. Les chemins d'une coopération plus étroite sont encore possibles, qui éviteraient un emballement. La Chine doit se rendre à ses responsabilités nouvelles. L'Amérique doit poursuivre la création d'un cadre de sécurité collective.

La sécurité du cyberespace doit être un test pour cette coopération, à commencer par l'arrestation de hackers "patriotes", qui, sous couvert idéologique, peuvent servir d'auxiliaires masqués. Le cyberespace doit devenir ce domaine étanche d'où ne peut jaillir le vieux fantôme qui a hanté l'Europe et le monde, celui du mauvais génie de la guerre. Il ne s'agit pas d'une aspiration. Il s'agit désormais d'une nécessité vitale pour notre sécurité.

Guy-Philippe Goldstein, écrivain.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *