Lorsqu’il y a deux ans l’armée syrienne ouvrit le feu dans les rues de Deraa sur des manifestants qui protestaient contre les tortures infligées à des écoliers, les gouvernements occidentaux avaient les yeux fixés sur la Libye. Pressés d’agir par leurs opinions publiques, ils se tournèrent vers l’ONU. Le 27 avril 2011, la Russie et la Chine apposèrent leur veto à un projet de sanctions contre le régime de Damas. A Paris comme à Londres, on savait qu’il en serait ainsi. L’un des ministres impliqués dans le traitement de la crise me confia : «Il est heureux que les Syriens ne demandent pas d’aide militaire, car nous ne ferons rien.» Commença alors un jeu de dupes qui s’est poursuivi jusqu’à ces jours derniers. En Europe, on regrettait poliment l’attitude de la Russie mais on n’en écoutait pas moins ses arguments.
La Syrie occupait une place trop centrale au Moyen-Orient pour que la chute de Bachar al-Assad ne déstabilise pas la région. La disparition du régime baasiste, soutien des minorités, allait provoquer de terribles affrontements intercommunautaires. Le pays ne tarderait pas à se fragmenter en mini-Etats. Et, au bout du compte, les islamistes s’empareraient du pouvoir. Alors, on élabora des plans de paix, on nomma des émissaires prestigieux, on envoya sur place des observateurs. Après quelques semaines, ces derniers se retiraient et les émissaires, écœurés, mettaient fin à leur tâche en déclarant l’un (Kofi Annan) que la réponse de la communauté internationale était «honteuse», l’autre (Lakhdar Brahimi) que l’on assistait à une «horreur sans précédent». Au sein de l’ONU, un partage des rôles s’était déjà dessiné. L’exécutif (le Conseil de sécurité) paralysé, les autres institutions compétentes (Assemblée générale et Commission des droits de l’homme) s’indignèrent des pratiques d’un gouvernement qui faisait détruire, par ses blindés d’abord, par son aviation ensuite, des quartiers entiers de ses propres villes. On n’avait pas assisté à cela depuis la guerre d’Espagne. Comme à cette époque, l’Amérique regardait ailleurs. Son Président avait été élu et réélu pour extirper le pays des aventures étrangères.
Pour les Européens, la situation était plus complexe. Les rebelles s’étaient armés, des unités de l’armée régulière avaient déserté pour passer de leur côté. L’Arabie Saoudite et le Qatar avaient annoncé qu’ils allaient leur livrer des armes, ce qu’ils firent en choisissant ceux des combattants qui leur paraissaient les plus proches de leurs vues. Quand j’ai demandé à un conseiller du président de la République pourquoi la France ne fournissait pas d’armes à l’Armée syrienne libre (ASL), il m’a répondu : «Il faudrait lever l’embargo sur les armes à destination de la Syrie et cela provoquerait une nouvelle guerre froide.» Non, la Russie d’aujourd’hui n’est pas l’URSS d’hier. Ses fusées ne sont pas braquées sur l’Europe.
Cette paralysante terreur n’a hélas pas été le seul fait des politiques. Même un haut responsable de l’Eglise de France, chargé des chrétiens d’Orient, à qui je suggérais d’organiser une prière œcuménique en faveur d’une «paix juste en Syrie»craignait que cela mette les chrétiens en danger. Non, ce qui met les chrétiens en danger, c’est votre peur et le régime de Bachar al-Assad qui propose des armes aux jeunes chrétiens dans l’espoir de les enrôler dans ses milices.
Le 22 février, le gouvernement Assad réalisa une première historique : il tira des Scud russes sur Alep, deuxième ville de son pays. La Coalition nationale syrienne, déçue de la mollesse occidentale, échaudée par l’absence de résultat des précédentes réunions des «Amis de la Syrie» menaça de ne plus participer à cet exercice. La diplomatie américaine, craignant un camouflet, fit courir le bruit qu’Obama avait infléchi sa politique. Les Etats-Unis allaient fournir des équipements «non létaux» aux rebelles. A la fin, il n’y eut même pas une offre de gilets pare-balles, mais seulement une aide modestement accrue en médicaments et en nourriture.
Croyant se rattraper, John Kerry annonça que l’Amérique allait entraîner des officiers de l’ASL. Le temps que cet entraînement soit achevé, la guerre sera terminée. Obama, grand admirateur de Franklin D. Roosevelt, pourrait, lui, se souvenir de l’avertissement lancé par celui-ci : «La seule chose que nous devons craindre, c’est la crainte elle-même.» La réunion des Amis de la Syrie menaça quand même de traîner Al-Assad et les siens devant la Cour pénale internationale. «Qu’attend-on, demanda un diplomate, que le président syrien atterrisse un jour à Paris ou à Londres en disant "Vous avez raison. Je viens me constituer prisonnier et je veux comparaître devant la justice internationale." ?»
Si les démocraties occidentales devaient continuer de ne rien faire, la défaite serait politique autant que morale. La diplomatie de Moscou a bien profité de la crise. Il y a deux ans seulement, la Russie était écartée du jeu au Moyen-Orient ; aujourd’hui, elle détient, par ses livraisons d’armes et son influence, la clé d’un règlement du conflit syrien. Elle a su rallier les pays et mouvements chiites : outre le gouvernement vacillant de Damas et ses alliés, Iran et Hezbollah libanais, elle a attiré vers elle l’Irak «libéré» par Washington. Ce succès russe souligne bien, à l’usage des Occidentaux, que le discours ne supplée pas l’absence de politique.
C’est peut-être ce qui amène certains de leurs dirigeants, au moins à Paris et à Londres, à découvrir «qu’aujourd’hui [sic] l’embargo se retourne contre ceux qu’il avait l’ambition de protéger». Négociations sérieuses avec Moscou, abrogation de l’embargo et livraisons d’armes à l’ASL (nos services secrets savent très bien à qui il faut les faire parvenir), il est grand temps que les démocraties cessent de se voiler la face devant l’enfer vers lequel leur absence de politique a laissé glisser la Syrie et, peut-être avec elle, une partie de la zone méditerranéenne.
Par Dominique Bromberger, ecrivain et journaliste.