Le dépeçage stratégique, économique et social guette l’Europe

Les historiens du futur écriront peut-être que le XXe siècle a pris fin le 8 novembre 2016 avec l’élection de Donald Trump. L’on hésitera certes à conférer à cet homme grotesque et grossier une importance aussi singulière.

Cependant, contrairement à l’image qui en est souvent donnée, le président Trump n’est pas simplement un égotique dysfonctionnel et capricieux ou un mauvais moment à passer avant le retour à la normale. En politique extérieure, l’homme a une vision clairement exprimée au fil des décennies, qui est celle d’une Amérique traitant de façon bilatérale et purement transactionnelle avec les Etats étrangers.

Pour lui, l’Amérique doit donc s’affranchir des normes internationales et des organisations multilatérales, en jouant des seuls rapports de force au détriment de toute forme d’alliance pérenne. Cette Amérique-là tourne désormais le dos au système d’alliances bâti il y a soixante-dix ans, au lendemain de la seconde guerre mondiale.

Cette volonté a été exprimée de façon humiliante mais limpide lors de la récente réunion du G7 au Canada. La règle de confidentialité inhérente à ce type de conclave n’empêche pas des fuites qui décrivent des scènes ahurissantes et citent des propos extravagants. C’est Donald Trump qui jette deux bonbons « Starburst » à Angela Merkel en lui disant « comme ça, tu ne pourras pas dire que je ne t’ai jamais rien donné ».

Ou encore : « L’OTAN, c’est pire que l’Alena », l’accord de libre-échange entre le Canada, le Mexique et les Etats-Unis. C’est peut-être surtout Trump déclarant à un haut responsable qu’il a trois adversaires : l’Organisation mondiale du commerce (dont les Etats-Unis pourraient se retirer par un acte du Congrès), l’Union européenne et l’OTAN.

Le président américain liera directement sa guerre commerciale contre l’Union européenne à la dépendance de l’Europe par rapport à la garantie de défense américaine. Nous entrons dans une séquence sans précédent, allant bien au-delà des désaccords profonds mais non existentiels du passé : expédition de Suez, guerre du Vietnam, invasion de l’Irak. Désormais, nous passons de l’alliance transatlantique à un monde indifférencié aux allégeances précaires et révocables.

Troisième grande crise pour l’Europe

Le sommet multilatéral de l’OTAN à Bruxelles, les 11 et 12 juillet, et la rencontre bilatérale avec le président Poutine, le 16 juillet, seront les premières étapes de ce schisme de l’Occident. Le format multilatéral de l’un a tout pour déplaire à Trump, d’autant qu’il se déroulera dans les locaux tout neufs de l’OTAN qui ne répondent pas aux canons de l’architecture trumpienne. Et la nature bilatérale de ces entretiens, avec un président russe aussi transactionnel que lui, se prêtera à toutes les dérives, sur le dos des Européens.

L’Europe entrera dans sa troisième grande crise de la décennie en cours, s’ajoutant à celle de l’euro, contenue mais non résolue, et celle des migrations, ni maîtrisée ni résolue. Pris ensemble, ces défis menacent de mettre à bas les acquis de sept décennies de construction européenne.

A bien des égards, la situation de l’Union européenne rappelle celle de la Chine au XIXsiècle, incapable de s’unir et de résister face à des puissances étrangères dynamiques et brutales. La Chine justement, étend aujourd’hui une influence grandissante en Europe balkanique et centrale, au point d’empêcher dès à présent l’Union de rejeter avec fermeté les prétentions de Pékin dans les eaux internationales de cette Méditerranée moderne qu’est la mer de Chine du Sud.

La Russie, pour sa part, ne cesse de clamer son rejet de l’ordre européen de l’après-guerre froide et exploitera sans pitié tout signe de faiblesse. Et maintenant, les Etats-Unis deviennent de moins en moins alliés et de plus en plus mercenaires. A terme, le dépeçage stratégique, économique et social nous guette.

Dans ces conditions, les Européens ont fondamentalement trois options : le déni, l’éclatement ou le rejet. Le déni consiste à travailler comme si de rien n’était : les Etats-Unis reviendront au modèle des années d’après-guerre, la Russie sera rattrapée par sa faiblesse économique et la Chine dirigera le gros de ses énergies ailleurs qu’en Europe. Peut-être… Mais compter sur la chance est peu conseillé dans la vie internationale.

Un éclatement ?

L’éclatement, dont le Brexit est une manifestation, est aujourd’hui la tendance la plus forte. Les uns, comme la Pologne, croiront pouvoir acheter des assurances bilatérales avec l’Amérique. D’autres traiteront prioritairement avec une Russie prompte à exploiter les divisions. Certains chercheront le secours de la Chine, qui est devenue assez riche pour corrompre tout en restant suffisamment lointaine pour ne pas inquiéter. Beaucoup tenteront tout cela à la fois tout en voulant conserver leur accès aux munificences de l’Union, à la manière de la Hongrie d’Orban. Mais le moment arrivera où il ne sera pas possible d’avoir à la fois le beurre et l’argent du beurre, d’autant que la crémière bruxelloise aura fermé boutique.

Enfin, il y a le scénario du rejet, à la manière du schisme protestant incarné par Martin Luther il y a cinq siècles. Si le pape stratégique qui réside à Washington se livre au trafic des indulgences sécuritaires, un Martin Luther ne pourrait-il se lever pour incarner une autre chrétienté ? Ajoutons que pendant la période des guerres de la Réforme et de la Contre-Réforme, l’Europe était stratégiquement menacée par la poussée des Ottomans, qui arrivèrent jusqu’aux portes de Vienne en 1529 et 1683, ce qui tendrait à montrer qu’il est possible, à l’instar de l’Europe d’alors, de gérer un schisme sans succomber aux dangers extérieurs.

Ce ne sont pas les moyens économiques ou militaires qui manquent à l’Europe : l’Union reste la première puissance commerciale du monde, et la somme des budgets militaires des membres européens de l’OTAN, avec environ 200 milliards d’euros, est trois fois plus importante que les dépenses de la Russie et reste comparable à l’effort de défense de la Chine.

Le problème reste politique : l’unité de la décision politique et stratégique européenne ne se décrète pas et l’efficacité à l’échelle européenne de la dépense militaire ne peut se bâtir qu’au fil du temps. Dans ces circonstances, « puissiez-vous connaître des temps intéressants » risque fort d’être une malédiction largement exaucée…

Par François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *