Le dernier message d’Abderrazak Zorgui, journaliste, tunisien, immolé

Abderrazak Zorgui s'est immolé à Kasserine le 24 décembre. Photo capture d'écran sur YouTube
Abderrazak Zorgui s'est immolé à Kasserine le 24 décembre. Photo capture d'écran sur YouTube

Rien de plus troublant de voir des êtres humains se donner la mort de la façon la plus atroce en s’immolant pour protester. Rien de plus tragique que de voir aujourd’hui des Tunisiens se suicider pour appeler à une nouvelle révolution en Tunisie. Mais cela est plus lourd de sens encore quand il s’agit d’un journaliste comme le fut Abderrazak Zorgui qui a voulu réveiller les consciences par le sacrifice de sa vie, le 24 décembre. Lourd de sens et de signification car les journalistes ne sont pas a priori les plus démunis. Ils disposent d’un moyen redoutable pour agir sur le monde : l’écriture. Le journaliste a une mission, et sa vie a un sens : il peut témoigner, décrire, défendre, inviter à la réflexion. Mais quand le journaliste s’immole dans un pays où la liberté de la presse est respectée pour l’essentiel, alors, c’est le signe d’une limite extrême du désespoir : même écrire ne suffit plus, écrire devient inutile, témoigner devient inaudible, décrire ne sert plus à rien. La liberté de la presse est vidée de son sens.

Ce n’est plus un vendeur de rue, un étudiant au chômage, un candidat à l’exil qui commet l’irréparable, ne trouvant pas d’autres moyens d’exprimer son désespoir. Il n’y a pas de degré dans le malheur, et tout suicide, dans ces conditions est une fin et une décision tragique. Mais Abderrazak Zorgui devait normalement échapper à la condition des laissés-pour-compte de la révolution. Il était éduqué et qualifié en raison même de son métier. Il le montre, tant son dernier message est calme et construit. Dans une certaine mesure, il faisait partie d’une élite capable d’exister sur la scène publique, capable de revendiquer et de s’exprimer, capable de dire son indignation, sa colère, sa soif de réforme. Son immolation montre jusqu’où s’est étendu le sentiment d’impuissance et même de dégoût pour une classe politique qui apparaît lointaine, étrangère et sans miséricorde. Le suicide public et mis en scène d’un journaliste est l’aveu d’échec le plus criant pour la première révolution démocratique du monde arabe ! Celle qui avait suscité tant d’espoir et qui venait démontrer que monde arabe et démocratie, islam et démocratie n’étaient pas incompatibles. Cette révolution devait réussir pour entraîner avec elle, un nouvel élan de développement, donner un espoir à la jeunesse et empêcher à tout jamais, le retour de la censure, de la torture et de la dictature. Révolution qui redonnait à chacun sa dignité, sa liberté et le pouvoir sur son destin et sa vie. Révolution qui rompait avec la corruption et la prédation de la famille de Ben Ali. Abderrazak Zorgui nous ouvre les yeux. Il a livré un message avant de donner sa vie. Mais qui l’a entendu ? Ecoutons-le, ne serait-ce qu’une fois, par respect pour son courage et aussi parce qu’il en dit long sur l’état de la Tunisie. Abderrazak Zorgui a témoigné une dernière fois et une dernière fois, a fait son travail pour dire le monde.

«A tous les chômeurs de Kasserine, qui n’ont pas de ressources et qui n’ont rien à manger
Lorsque l’on veut manifester, on nous répond : "terrorisme".
On descend dans la rue pour demander du travail, on nous rétorque, "le terrorisme".
On nous dit : "tais-toi et meurs de faim."
Aux chômeurs de Kasserine
Je vais aujourd’hui faire une révolution tout seul.
Bienvenue à celui qui veut me rejoindre.
Je vais m’immoler par le feu.
Si quelqu’un trouve un travail, alors mon geste n’aura pas été inutile.
Depuis huit ans, on nous a fait des promesses mais tout cela est un mensonge.
En ce qui me concerne, je ne suis d’aucun parti politique.
Vous oubliez les chômeurs et vous embauchez ceux qui ont des ressources.
Il y a des gens qui n’ont rien.
Il y a des régions marginalisées.
Il y a des gens vivants mais qui sont morts de fait.
Les gens, ici, à Kasserine, ignorent le nom du Président, ignorent le nom du gouverneur, ignorent le nom du responsable local.
Pourquoi devrais-je attendre jusqu’à janvier, février ou jusqu’à mars ?
Dans vingt minutes, je vais m’immoler avec de l’essence.
En espérant que l’Etat s’intéressera à Kasserine.
A Kasserine, les gens sont pauvres et marginalisés.
On a demandé du travail,
on n’a rien eu.
On a eu le terrorisme.
Tous les jours, la même rengaine : "le terrorisme, le terrorisme, le terrorisme". Pourquoi ?
Ne sommes-nous pas des êtres humains comme vous ?
Un ministre est payé 30 millions, et un habitant de Kasserine demande à sa mère 50 centimes pour prendre un café. Il passe sa journée au café. Donnez-nous du travail, et on travaillera.
Venez à la Place des martyrs.
Il reste vingt minutes.
Descendez dans la rue, cassez, brûlez. L’Etat nous ignore.
J’ai envoyé mon message.
Avec l’essence, je vais m’immoler.
Salam.»

La révolution en Tunisie fut comme la flamme fragile d’une bougie qui évoque dans la nuit la douce présence du foyer. Elle éclairait l’obscurité des années de dictature. Elle réchauffait lentement et invitait à la méditation et à l’espoir. Son inachèvement apparaît aujourd’hui comme un brasier incandescent consumant la chair des hommes et brûlant à vif le sang d’un peuple.

Par Jean-Yves Moisseron, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et Khaled Guesmi, professeur à l'IPAG Business School.

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