Le désarroi de la jeunesse kurde d’Irak

Loin de la guerre contre l’organisation de l’État islamique (EI), un autre conflit se joue au sein de la société kurde d’Irak. Cette dernière est divisée par une ligne générationnelle tracée par l’histoire du Kurdistan : alors que les plus de cinquante ans ont assisté à la création progressive d’une région autonome ou ont fait leurs armes dans la résistance contre le régime de Saddam Hussein (1979-2003), la majorité des jeunes nés dans les années 1990 a grandi, s’éduque et travaille au sein d’un Kurdistan déjà semi-souverain. Ils ne connaissent qu’une réalité structurée par leurs parents et coupée de l’extérieur, notamment du reste de l’Irak.

L’insurrection populaire contre Saddam Hussein en mars 1991 ainsi que la chute du régime en 2003 sont deux tournants de l’histoire du Kurdistan d’Irak. S’ils ont ouvert la voie vers l’autonomie de la région kurde, ils ont aussi accentué le décalage entre ancienne et nouvelle générations. La première, glorifiant son rôle dans la construction du Kurdistan, relègue la deuxième au second plan, imposant au présent sa grille d’interprétation. Les jeunes dépendent de leurs aînés et sont incapables de trouver leur place dans une réalité où la voix des plus âgés domine dans l’espace privé et public. Ainsi, leur opposition aux deux formations dominantes, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), avec notamment le mouvement Gorran, est l’expression de ce malaise vis-à-vis des structures établies par la génération de leurs parents.

L’éclatement du conflit avec l’EI a rouvert cette ancienne plaie. Il met à nu cette tension intragénérationnelle dans toute son ampleur : les plus âgés reprennent les armes, vivent à nouveau la gloire de la résistance armée et redeviennent les acteurs « vedettes » de l’histoire kurde. Les jeunes sont prêts à s’approprier la terminologie de la lutte nationale (la défense de l’« indépendance » du Kurdistan), mais ils restent désemparés : ceux qui s’engagent comme peshmerga se rendent au front démotivés, les autres s’installent dans un rôle de spectateurs. Le décalage est important entre la menace pour la région kurde et le détachement de ces jeunes. Loin de s’expliquer par l’affaiblissement de la cause nationale, conséquence du bien-être croissant amené par la rente pétrolière, ou par un acte de courage face au péril proche, cet écart révèle le désarroi d’une jeunesse kurde qui peine à trouver sa place.

La « génération peshmerga »

Les chaixanai (magasins de thé), souvent placés au milieu des bazars des villes et des villages, sont les lieux où les plus âgés se retrouvent chaque après-midi. Boire du thé, jouer aux dominos, partager les souvenirs du passé et discuter de politique sont les activités les plus répandues. Ils entretiennent la mémoire liée à la résistance armée des peshmerga, à l’oppression sous Saddam Hussein, à la pauvreté et aux privations de la vie au quotidien.

Dans ces discussions, la mémoire du passé contraste avec le portrait du présent, représenté comme abondant d’opportunités et du bien-être. Ce que « nous étions » s’oppose souvent à ce qu’« ils », les jeunes, sont. Un père de soixante ans souligne le contraste : « Nous étions des gens forts. Nous avons grandi dans des conditions brutales. Nous étions prêts à combattre à tout moment et cela ne nous faisait qu’aimer davantage le Kurdistan. Les jeunes d’aujourd’hui appartiennent à une génération de “zéros” qui a perdu le sens de l’intérêt collectif » (1).

La comparaison avec les anciens structure la vie de n’importe quel jeune Kurde : au sein du foyer familial, à l’école ou lors de visites sur les lieux de l’histoire nationale. La célébration de cette mémoire entretient le mythe personnifié par les parents autant qu’elle culpabilise les jeunes. Les premiers deviennent des héros intouchables contre lesquels les seconds se mesurent. Un étudiant de dix-neuf ans raconte : « Mon père était dans une cellule secrète de l’UPK opérant à Bagdad. Il a risqué sa vie plusieurs fois. Sa génération a fait beaucoup, je dois l’admettre. Mon problème principal est ma relation avec lui. Il se plaint du fait que j’ai échoué aux examens et que je passe la plupart de mon temps dans les cafés. Nous avons souvent des disputes. »

L’ancienne génération remet en doute l’attachement des jeunes à la cause nationale, dont elle se sent l’unique dépositaire. Un homme d’une cinquantaine d’années explique : « Eux [les jeunes] ne sont pas comme nous. Au cours de la décennie 1990, “être Kurde” c’était différent, cela signifiait lutter. La lutte armée donnait du sens à notre identité. Aujourd’hui, beaucoup se disent prêts à mourir sur le front, mais ce sont juste des mots. »

Toutefois, la jeune génération n’est pas tant détachée de cette cause nationale que dépossédée : incapable de créer son espace, elle se voit imposer les formules forgées par l’ancienne, des mots entendus dans le foyer familial ou à la télévision depuis l’enfance. L’attachement au « Kurdistan » s’exprime à travers des pratiques héritées du passé : les leaders historiques, le drapeau kurde, la résistance des peshmerga, le costume traditionnel. S’il existe un rapport émotionnel à ces symboles, il est compliqué pour les jeunes d’en expliquer le sens. « Lorsque je regarde une image de peshmerga, je ressens de fortes émotions. Mais il m’est difficile de les traduire par des mots », confesse un jeune. Pour la célébration de Newroz, le Nouvel An, auquel les Kurdes attribuent la valeur de fête nationale, les jeunes se limitent à s’habiller avec les costumes traditionnels, dont ils font rarement usage au quotidien, à organiser des pique-niques avec la famille, à danser au son de musiques populaires

La pression parentale a plus de force, précisément en raison de la légitimité réservée à la « génération peshmerga ». La relation entre pères et fils est le miroir des contradictions vécues par les jeunes Kurdes. La volonté des pères s’impose de façon normative et détermine ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Un homme de vingt-et-un ans qui a repris la pâtisserie familiale, raconte : « Mon père devait travailler sans relâche pour nourrir sa famille. […] Je ne peux même pas imaginer à quel point c’était dur à cette époque. À chaque fois que je me plains, mon père me répète que je n’ai pas vu comme c’était difficile de son temps et que c’est pour cela que je ne comprends pas ce que veut dire le mot “liberté” ». Les aînés pensent avoir sacrifié leur jeunesse à la création de la région kurde ; ils voient dans leurs enfants l’espoir d’achever ce qu’ils n’ont pas pu faire eux-mêmes au cours de leur vie. En retour, les fils recherchent leur approbation dans leurs choix personnels et estiment devoir poursuivre les rêves des parents.

Une jeunesse bloquée et dépendante de leurs parents

Confrontés à cet héritage, les jeunes ont du mal à donner un sens à leur propre parcours. Pris entre rupture et continuité envers la tutelle de leurs parents, ils se plongent dans une dépendance psychologique et économique qui les conduit souvent à accepter les règles d’un jeu auquel ils ne croient pas. Les aspirations personnelles et les attentes parentales se juxtaposent, les premières devant se plier aux secondes. Les études en sont une bonne illustration. Ceux qui en poursuivent s’orientent majoritairement vers l’ingénierie ou la médecine, en dépit de leurs envies personnelles, admettant que ce choix est un souhait de leurs parents. Un jeune de vingt-quatre ans explique : « Tu ne peux pas choisir. J’ai également des projets personnels, mais tu es docteur ou ingénieur, car ce sont les seuls choix. C’est ce que la société veut. » La direction est claire et établie, et certains se disent prêts à l’accepter.

Le mariage révèle des contradictions similaires. Les jeunes veulent fuir les unions arrangées et proclament que leur choix d’époux/épouse est personnel. Mais la réalité est bien différente, la recherche du partenaire suivant le plus souvent un processus traditionnel. La mariée est en effet rencontrée lors d’une occasion officielle, tel le mariage d’un membre de la famille, ou bien choisie par les mères. Si la rencontre a lieu au cours d’un autre événement, la famille du garçon rend visite à celle de la jeune fille pour lui demander sa main. Le choix ne se fait qu’à la suite de l’approbation des parents, suivant des critères traditionnels de respectabilité sociale. « Le mariage, c’est mon choix à moi, mais je consulte toujours mes proches. Je me sens rassuré. Eux savent ce qui est bien pour moi », explique un homme de vingt ans.

Le blocage émerge aussi au niveau spatial. Les jeunes se déplacent rarement au sein du Kurdistan, la plupart décidant de se marier et de rester vivre dans leur ville natale et près des familles d’origine, ce qui renforce les identités locales, déjà marquées. Un jeune commerçant du bazar d’Erbil confesse n’avoir jamais visité Sulaymaniyya, un autre exclut toute possibilité de se marier en dehors d’Erbil. La prolifération des universités dans chacune des petites et moyennes villes décourage les jeunes à se déplacer ailleurs et conforte les attentes des parents de maintenir filles et garçons au sein du foyer. Une fille de Sulaymaniyya ayant eu la possibilité d’étudier à Dohouk dit avoir respecté la volonté de ses parents en choisissant de rester dans sa ville natale. Les jeunes plantent et fortifient leurs racines au niveau local.

Le foyer familial est l’essence de ces sentiments contradictoires. Il est un espace d’enfermement où la pression parentale est forte, mais il est aussi un lieu de repère duquel les jeunes ont du mal à s’émanciper jusqu’à un âge avancé. Les individus issus de familles à revenus moyens et élevés renoncent difficilement aux privilèges offerts par les parents. Un jeune de dix-neuf ans déclare : « Je voudrais être indépendant, mais mon père paye mes frais de scolarité et m’a acheté une voiture. J’ai à disposition une somme d’environ 250 dollars par semaine. Pourquoi devrais-je renoncer à tout cela ? » Chez les familles à moyens et bas revenus, le coût de la vie complique l’émancipation, retarde le mariage, l’achat d’une maison, etc. Or c’est une condition essentielle pour pouvoir demander une jeune fille en mariage. Certains trouvent des solutions de compromis, bâtissant un étage de plus dans la maison parentale ou louant un logement à côté, ce qui lie d’autant plus les jeunes mariés à leur famille. 

Un rejet du système politique

Les jeunes du Kurdistan d’Irak ressentent un vide. L’absence de contrôle sur leurs choix personnels se traduit par un sentiment général d’impuissance. Les limites au sein desquelles se déroule leur vie sont bien établies, et il leur faut les accepter.

En contraste avec l’enthousiasme de la célébration du passé, la vie des jeunes s’écoule dans une routine détachée de la réalité. Les étudiants partagent leur temps entre les études, le club de gym et autres centres de bien-être, les cafés. « Voilà ma journée : de 8 heures à 14 heures, je suis à l’université. Je rentre. Je dors. Je sors à 17 heures pour faire du sport et à 19 heures, je suis au café. Je ne suis pas heureux. Pas heureux du tout. Je passe la plupart de mon temps à dormir. C’est un grand problème. J’ai dû repasser deux ou trois fois mes examens avant de pouvoir les réussir », raconte un étudiant d’Erbil. Un jeune commerçant regrette pour sa part que sa vie « se déroule entre le magasin, le coiffeur et la mosquée ».

Comment briser cette situation ? Le malaise créé par ce cercle vicieux, loin de s’exprimer ouvertement ou de changer les choix individuels, se traduit par un sentiment d’insatisfaction envers la réalité politique, dont le système, dominé par le PDK et l’UPK, est très critiqué. En effet, la majorité des jeunes, tous revenus confondus, les accuse d’être à l’origine des contraintes de leurs vies personnelles, alors que les raisons se trouvent dans leur relation avec la génération de leurs parents. Pour les jeunes, les partis occupent le même rôle que leur parent, c’est-à-dire des structures qui limitent les choix individuels. Le malheur personnel va de pair avec une insatisfaction de la réalité politique, dont le leadership est considéré comme responsable. Cette relation entre malheur personnel et public est toujours présente dans le discours des jeunes, parfois de manière implicite. L’un d’entre eux assure : « Le gouvernement mène une mauvaise politique. Nous n’avons pas la possibilité de choisir ce que nous voulons vraiment. Je suis ingénieur, mais cela n’est pas mon choix. Nous emporterons nos rêves dans le tombeau. » Un autre ajoute : « Les jeunes s’opposent aux partis, car ils ne savent pas où aller, où se retrouver. »

Certes, le rejet des formations kurdes traditionnelles n’est pas le seul fait de la jeune génération puisqu’il s’exprime aussi chez la précédente. Et il trouve un écho à travers le mouvement Gorran, voie alternative au PDK et à l’UPK (2). Toutefois, il s’agit moins pour les jeunes Kurdes d’une opposition politique engagée ou d’une critique réfléchie de l’administration du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) que de s’attaquer aux échecs des deux partis pour enfin contester les restrictions vécues à l’échelle individuelle. Alors qu’un mouvement de protestation a surgi au printemps 2011, au moment des « printemps arabes », cela n’a pas abouti à un engagement organisé. De même, la critique des partis ou le soutien à Gorran ne s’accompagne que de rares cas de militance politique.

Il s’agit plus d’un détachement, voire d’un refus complet du politique – sans trop de distinction entre les différents partis –, que les jeunes considèrent comme une affaire « sale » à laquelle ils ne veulent pas être mêlés. Une femme d’Erbil affirme : « Nous sommes tous d’accord pour dire que les politiciens sont soit des menteurs, soit des assassins. Les partis sont tous les mêmes ; je les déteste ! » Les jeunes restent loin de la politique qui, à leurs yeux, est une réalité inchangeable. Le manque de confiance envers le système reflète aussi l’absence de confiance dans leur propre avenir. Si Gorran ou les personnalités les plus jeunes de la politique kurde réussissent à attirer la sympathie des jeunes en misant sur leur sentiment d’insatisfaction, cela ne suffit pas pour tous les mobiliser. La demande de changement va au-delà du programme électoral de Gorran. Il y a en profondeur le désir d’exister autrement que par la relation avec l’ancienne génération, de s’émanciper de l’héritage lourd du passé et de trouver sa place.

S’évader loin du conflit

L’éclatement du conflit contre l’EI renouvelle et exacerbe les confrontations entre jeunes et aînés. « C’est dans ces moments-là qu’il faut montrer son attachement à la terre et à la cause kurde. Ce que je vois est précisément le contraire : une armée de jeunes déployés dans les cafés », se plaint un père de trois enfants. Alors que les combats se déroulent à quelques kilomètres de la frontière qui sépare la région du Kurdistan du reste de l’Irak, la proximité des militants de l’EI ne suscite ni peur ni anxiété. « C’est temporaire ; ça va bientôt passer », dit un jeune assis dans un café d’Erbil. La soirée, comme beaucoup d’autres, continue avec « Okey », un jeu de société local.

La bataille contre l’EI n’appartient pas à ce monde. Les jeunes vivent dans une réalité qui n’est pas la leur : ils sont incapables de sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent et leur transgression consiste le plus souvent en un détachement complet de la réalité qui les entoure, une fuite du réel. Au quotidien, les journées s’enchaînent les unes après les autres. Autant le foyer familial est un endroit d’enfermement, autant les cafés et les centres commerciaux sont des lieux de refuge hors de la maison parentale et de ses règles. Ils sont le lieu où une autre identité se crée avec ceux qui partagent le même désir de fuite du réel. Pour ceux qui disposent de la richesse des parents, il n’est pas rare de passer plusieurs heures, chaque jour, à jouer dans les cafés, à passer le temps avec des jeux de société tout en fumant la chicha. Pour des autres, moins fortunés, les sorties se limitent au vendredi dans les cafés des centres commerciaux des villes. Interrogés sur leurs projets, beaucoup évoquent une vision fantasmée : des voyages, des études à l’étranger, travailler à la télévision, etc. Un employé d’une compagnie de sécurité raconte avoir dépensé la majorité de son salaire dans l’organisation d’un voyage aux États-Unis pour visiter Springfield, la ville des Simpson.

Les jeunes répondent en se réfugiant loin de la confrontation avec les parents. Plusieurs délèguent aux partis politiques et aux peshmerga la sécurité de la région, sans forcément se sentir concernés par les événements qui se déroulent. D’autres affirment, dans un élan lyrique, avoir la volonté d’y participer, utilisant la rhétorique nationale qui domine dans les médias locaux. Un jeune de vingt ans, passant son après-midi dans un centre commercial, déclare : « Lorsque les terroristes étaient près d’Erbil, je n’avais pas peur. J’étais prêt à prendre une kalachnikov et aller combattre. » Mais les plus désillusionnés de la lutte sont précisément ces jeunes faisant partie des peshmerga qui sont sous les ordres des plus âgés. L’un d’entre eux, après avoir passé plusieurs mois sur le front, a décidé de demander son transfert dans un bureau à Erbil. « Pourquoi mourir sur le front alors que nos leaders qui restent derrière sont acclamés en héros ? »

Maria Fantappie, Senior Analyst, Iraq (Crisis Group)


NOTES

(1) Tous les entretiens ont été réalisés par l’auteur à Erbil et à Sulaymaniyya en 2014 au sein d’un projet de recherche soutenu par l’Institut des études régionales et internationales de l’université américaine de Sulaymaniyya.

(2) Formé en 2009, Gorran, ou « Mouvement pour le changement », a remporté 17 sièges lors des élections provinciales d’avril 2014 et 24 au scrutin législatif du Kurdistan d’Irak de septembre 2013.

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