Le deuil ou la guerre

Rassemblement de personnes sur la place de la République malgré les injonctions de la police de quitter les lieux. Photo Denis Allard.Réa pour Libération
Rassemblement de personnes sur la place de la République malgré les injonctions de la police de quitter les lieux. Photo Denis Allard.Réa pour Libération

Au lendemain d’une perte de l’ampleur de celle qui a été subie le 13 novembre, nous avons, pour une fois, tous été en attente de discours officiels. Exactement comme dans le cas d’une douleur intime, on désire une parole de réconfort qui éclaire l’événement. Et ne trahisse ni ceux qui sont morts ni ceux qui devront survivre malgré tout.

Après les attentats, cette parole est d’abord venue sous la forme où on l’espérait : celle du «deuil national» avec ce qu’il implique de retenue et de recueillement. Le deuil public est rendu difficile par le fait qu’il associe deux tristesses : celle des proches des victimes et celle des citoyens ignorant tout des morts, mais qui les reconnaissent néanmoins comme les leurs. Le seul impératif qui s’impose consiste à rendre l’expression de la seconde tristesse respectueuse de la première. C’est ce qu’ont fait les centaines de Parisiens qui se sont réunis dans le silence aux alentours des lieux ensanglantés, éclairés par la seule lumière des bougies, édifiant d’éphémères monuments de fleurs en réponse à des violences extrêmes.

Nous ne disposons plus d’un Dieu pour nous consoler, pas même d’un chant susceptible de faire l’unanimité des voix. Aucun grand récit, fût-il celui de la République, ne suffit à dépasser l’ensemble des chagrins dans la certitude que les blessures seront toutes guéries.

Même s’il comporte des cérémonies diverses, le deuil national d’aujourd’hui laisse la place à l’improvisation. Aux abords du Bataclan comme ailleurs, on a pu voir des objets étranges (bouteilles de vin entamées) et des formules anachroniques (fluctuat non mergitur) déposés en signes d’hommage. Le temps du deuil collectif n’est pas seulement fait de rituels bien agencés, il engage aussi mille initiatives minuscules qui trahissent le désir de répondre, malgré tout, à l’appel.

Des fleurs, des bougies et des larmes : que ces choses sont dérisoires face au fanatisme des terroristes. Un autre discours public s’empare de cette fragilité pour lui ôter tout crédit. Ce discours donne en apparence un horizon plus tangible à nos chagrins : la guerre. Le deuil durera trois jours, dit-on, mais la guerre que nous devons mener est sans terme assignable. Il faut donc se presser de «faire» ce deuil pour pouvoir passer à quelque chose d’infiniment plus sérieux : la conversion de la tristesse impuissante en colère armée. Si, effectivement, «nous sommes en guerre», alors on comptera les morts plus tard, à la fin du combat, lorsque l’ennemi sera terrassé. Mais, comme cette fin est repoussée sine die, il est à craindre que l’on ne compte jamais vraiment les victimes, ni que l’on prenne la mesure de ce qui a été perdu au cours de cette nuit insensée.

Le deuil et la guerre s’opposent comme deux interprétations de l’événement. La première privilégie la tristesse et le besoin de la dire publiquement. Elle associe la politique et le sensible, ce qui n’est pas une mauvaise manière de décrire la démocratie. La seconde considère que la douleur est d’abord une humiliation : au cours des attentats, seules la souveraineté, la force, la grandeur nationales auraient été blessées. C’est donc à elles de réagir en montrant que les Français sauront très bien (et très vite) atteindre une résilience qui les transformera en peuple armé. Cette interprétation ne s’oppose pas seulement à la première, elle la rend impossible : le désir de consolation passe par des rapprochements imprévus que la prolongation de l’état d’urgence interdit.

Comme il répond à l’attaque par l’attaque, le discours de la guerre semble plus réaliste que celui du deuil. Il est, pourtant, idéaliste dans le mauvais sens du terme, puisqu’il forge abstraitement une «cause» à laquelle tous doivent se soumettre avant même que les décombres ne soient déblayés. La réaction américaine aux attentats du 11 Septembre devrait pourtant nous rappeler que, même à l’aune des seuls critères d’efficacité, une souveraineté blessée n’est pas la mieux à même de réagir à la catastrophe.

Le problème n’est pas celui de la fermeté dans la réplique : les larmes des citoyens ne promettent aucun répit aux terroristes. Pour les combattre, nous avons besoin d’armes réelles, de lois et de procédures, certes, mais aussi d’un attachement inébranlable aux libertés qui ont été agressées. Parce qu’elles s’attardent sur ce qui a été si cruellement mis à l’épreuve, les puissances du deuil fondent cet attachement d’une manière plus sûre que les discours de guerre.

Michaël Foessel, Professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique.


Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.

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