Le « développement du commerce » est-il « facteur de paix » ?

Un des arguments les plus souvent avancés pour justifier le marché commun européen, est que le développement du commerce est facteur de paix. La polémique sur cette question est très ancienne. Montesquieu et Platon en dissertaient déjà.

Ses partisans donnent deux arguments en faveur de cette thèse : l’un, psychologique, l’autre, sociologique.

Selon le premier, que rappelle l’économiste américain Albert Hirshman (1915-2012) dans The Passions and the Interests, le commerce a offert aux hommes un déversoir pour leur énergie et leur agressivité qui, autrement, n’aurait trouvé d’issue que dans l’activité militaire.

Cette proposition indique une possibilité seulement ; elle ne reflète pas toute la réalité historique. Historiquement, l’essor moderne du commerce n’a pas encouragé uniquement des sentiments de fraternité (comme ceux que mettent en avant les publicités de Coca-Cola ou de Benetton).

Colonisation, ruine, racisme

Son essor – avec le sucre, le tabac et le coton – est étroitement lié à l’explosion de la traite négrière, au vol des terres qui a accompagné la colonisation, à la ruine des artisans en Chine et en l’Inde, au racisme et à de nombreux massacres de populations, etc.

Comme le dit Montesquieu (1689-1755), dans De l’esprit des lois : « Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves » (Livre XV, ch. V).

Un autre non-dit dans cette thèse, est que le commerce est loin d’être la seule activité qui détourne de la guerre. Dans son livre The Rationale of Reward, le philosophe britannique Jeremy Bentham (1748-1832) attribuait la même vertu pacificatrice aux sciences, à la poésie, la musique et aux beaux-arts.

Heureusement que Newton, Mozart et Pasteur…

Si le développement de ces activités a apporté plus de bonheur à l’humanité que des passe-temps plus abordables, comme la pétanque (le « pushpin », écrit Bentham), c’est que – bien qu’elles ne soient accessibles qu’à des minorités (on est en 1825) – elles enrôlent sous leur bannière les hommes les plus énergiques.

Heureusement pour l’humanité que Newton, Mozart et Pasteur se sont dédiés à l’astronomie, la musique et la chimie… et non à la guerre : « Ces arts ont recruté sous leurs drapeaux pacifiques cette armée d’oisifs qui n’aurait autrement eu d’amusement que dans le dangereux et sanglant jeu de la guerre ».

Selon un deuxième argument, rendu célèbre par Montesquieu, le développement du commerce entre les nations entremêle leurs intérêts économiques et renforce, dans chacune, le camp de la paix : « Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes… L’effet naturel du commerce est de porter à la paix » (Livre XX, ch. 2).

Effets inquiétants

Cette proposition comporte aussi des éléments de vérité. L’unification économique entre l’Ecosse et l’Angleterre, par exemple, explique probablement, en partie, la fin des guerres à répétition que se faisaient ces deux nations. Mais, d’un autre côté, les guerres du Royaume-Uni avec la France, l’Espagne, les Pays-Bas, la Suède, le Danemark et des dizaines d’autres Etats et royaumes moins puissants n’ont pas cessé.

Timbre français de la série du groupe allégorique « Le Commerce et la Paix s’unissant et régnant sur le monde » (Athéna et Hermès) paru dès 1876. DR
Timbre français de la série du groupe allégorique « Le Commerce et la Paix s’unissant et régnant sur le monde » (Athéna et Hermès) paru dès 1876. DR

La loi formulée par Montesquieu (sur l’effet naturel du commerce) est valable, peut-être, pour le développement du commerce entre deux nations (comme le dit sa formule). Mais, dès qu’on réfléchit à un système de plusieurs nations, on découvre des effets « naturels », ou « nécessaires » plus inquiétants.

Ainsi, nombre d’historiens ont remarqué que le capitalisme ne se développe pas simultanément, ni à la même vitesse, à travers le monde. Il s’est d’abord instauré au Royaume-Uni et en France et seulement après aux Etats-Unis, en Allemagne et au Japon.

Négociation ou guerre

Lorsque commence la fulgurante ascension économique et commerciale de ces trois derniers pays, les marchés, les sources de matières premières et les colonies ont déjà, presque tous, été accaparés. L’expansion des nouveaux arrivants ne peut donc se faire qu’au détriment de la position dominante des anciens. Or, cela ne peut avoir lieu que de deux manières : par la négociation ou par la guerre.

Remarquons que la croissance plus rapide des pays qui arrivent avec retard au capitalisme est un phénomène « naturel » et « nécessaire » comme l’avait déjà remarqué l’économiste et philosophe écossais Adam Smith (1723-1790) à propos des colonies britanniques en Amérique du Nord.

Du point de vue des connaissances que possèdent leurs entrepreneurs et des techniques qui sont à leur disposition, par exemple, les nouveaux pays n’ont pas besoin de parcourir, une par une, lentement, toutes les étapes qu’ont traversées les pays qui les ont précédés. Quant aux vieilles puissances, elles sont souvent ralenties par leurs vieux équipements et leurs vieux réseaux d’intérêts.

L’Angleterre et la Hollande comme Sparte et Athènes

L’idée à la base de cette thèse est très ancienne. Quelque chose de similaire était arrivé à l’Angleterre devant l’hégémonie commerciale de la Hollande. Et à Sparte et Athènes dans l’Antiquité. Ainsi, lorsque Thucydide (vers 460-395) se demande quelle a été la cause profonde de La Guerre du Péloponnèse, il écrit : « Le véritable motif, suivant moi, celui sur lequel cependant on gardait le plus profond silence, fut le développement de la puissance athénienne. C’est là ce qui, en inspirant des craintes aux Lacédémoniens [Sparte], rendit la guerre inévitable » (Thucydide, version française de 1883, p. 25-26)

De nos jours les Etats-Unis s’inquiètent des conséquences qu’aura l’ascension économique et commerciale de la Chine, qui est déjà le principal exportateur du monde et, selon les estimations à parité de pouvoir d’achat, la première puissance économique.

Francisco Vergara est l’auteur de « Les fondements philosophiques du libéralisme » (La Découverte Poche, 2002).

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