Le dilemme d'Israël face à l'Iran

Al'heure des pourparlers entre les représentants de l'Iran et ceux des pays du groupe "5 + 1" (Etats-Unis, Russie, France, Chine, Grande-Bretagne et Allemagne) au sujet du nucléaire iranien, une interrogation de fond subsiste : que fera Israël si ces discussions, et l'application d'éventuelles sanctions, ne conduisent pas l'Iran à renoncer à son programme militaire ?

Lancera-t-il ses F-15 et F-16 à l'assaut des installations iraniennes ? Appliquera-t-il la "doctrine Begin" interdisant qu'un pays du Proche-Orient acquière une capacité de destruction nucléaire qui menacerait son existence ? Cette doctrine fut appliquée une première fois le 7 juin 1981, avec la destruction de la centrale irakienne d'Osirak ; puis une seconde en septembre 2007, lorsque l'armée de l'air israélienne détruisit un site syrien supposé abriter une centrale nucléaire livrée par la Corée du Nord.

Le jour de la commémoration de la Shoah, le 21 avril 2009, le premier ministre israélien a réitéré implicitement son attachement à cette doctrine : "Nous ne permettrons pas à ceux qui nient la Shoah d'en commettre une deuxième." Benyamin Netanyahu n'est-il pas désormais pris au piège de ce discours ? Rien n'est moins sûr. Pour la première fois de son existence, Israël pourrait considérer que la "doctrine Begin" a plus d'inconvénients que d'avantages et que l'accession de l'Iran au rang de puissance nucléaire est un mal inévitable.

Derrière un discours officiel d'une fermeté implacable, le doute s'installe. Une nouvelle vision se développe, les mentalités évoluent en Israël et une réflexion s'ébauche même sur l'attitude à adopter face à cette éventuelle nouvelle donne. Trois éléments majeurs expliquent cette évolution.

1. La perception de la "menace iranienne". Depuis longtemps deux écoles s'affrontent. L'une croit en la volonté du régime iranien de détruire Israël. Le cocktail de fondamentalisme religieux, de possession de l'arme atomique et de politique d'hostilité affichée à l'encontre d'Israël rend, aux yeux de cette première école, la "menace iranienne" particulièrement préoccupante.

Mais cette vision est de plus en plus battue en brèche dans les milieux plus "rationnels" de l'expertise stratégique. S'ils sont sensibles au discours hostile et négationniste d'un Mahmoud Ahmadinejad, ils ne croient guère que l'Iran représente une "menace existentielle" pour Israël. Et ils n'hésitent pas à critiquer le discours officiel. Ils y voient une "construction" politique "contre-productive" qui inquiète les Israéliens au lieu de les rassurer. Le ministre de la défense, Ehud Barak, qui représente bien cette évolution de la pensée stratégique, a pris ses distances avec le ton alarmiste du premier ministre : "L'Iran ne constitue pas une menace pour l'existence d'Israël", a-t-il affirmé à la mi-septembre.

De fait, la plupart des experts en Israël ne croient pas que l'Iran prendra le risque de se faire détruire par une attaque nucléaire israélienne de "seconde frappe", sachant qu'Israël a les moyens de la déclencher, notamment grâce à ses sous-marins lanceurs de missiles de croisière. L'Iran est pour eux un pays qui "monte en puissance" et voit son influence s'accroître régulièrement au Proche-Orient. Il est peu probable que ses dirigeants veuillent enrayer cette dynamique. Les Iraniens, disent-ils, sont un peuple "intelligent" et "rationnel" qui a avancé ses pions de manière savamment calculée sur la scène internationale. Ce pays s'inquiète moins de l'arme nucléaire israélienne que de son voisinage à l'est, avec des puissances nucléaires telles que le Pakistan, l'Inde et la Chine. Ses dirigeants craignent davantage un Pakistan aux mains des talibans que l'"Etat sioniste" abhorré.

Son projet politique majeur n'est pas la destruction pure et simple de l'Etat d'Israël. Les dirigeants iraniens la savent impossible dans l'état actuel et futur du rapport de forces entre eux et Israël. Leur soutien à la cause palestinienne est superficiel et personne en Iran ne prendrait le risque d'une guerre pour un enjeu aussi faible. Leur ambition est d'étendre leur influence dans le monde musulman et d'islamiser les pays arabes.

Les attaques verbales de l'Iran contre Israël contiennent certes une part de "sincérité", notent-ils également, mais leur objectif principal est de rassurer et d'anesthésier la vigilance des pays arabes au sujet de son programme nucléaire, en tentant de faire passer le message selon lequel la future bombe ne leur est pas destinée mais vise Israël. Cette stratégie semble porter ses fruits puisque aucune coalition arabe n'est venue contrer la politique "hégémonique" de l'Iran.

Il n'y a pourtant nulle naïveté dans ces analyses qui ne peuvent pas s'afficher, pour l'instant, ouvertement. La prudence reste de mise. Pour plusieurs raisons. D'abord, une attaque surprise iranienne sur Israël ne peut être totalement exclue, même si sa probabilité est des plus faibles. Ensuite, la perspective qu'Israël perde le monopole atomique dans la région équivaudrait à un séisme. Il porterait atteinte à la position de puissance dominante d'Israël dans la région et affaiblirait sa dissuasion. La perte de cette suprématie obligerait le pays à se repenser complètement.

Un Iran nucléarisé verrait son influence renforcée au Proche-Orient et menacerait les régimes sunnites modérés comme l'Arabie saoudite, et surtout la Jordanie et l'Egypte. C'est sans doute là une des préoccupations majeures des dirigeants israéliens. Leur plus grand cauchemar est qu'Israël se retrouve environné de régimes fondamentalistes hostiles à son existence. D'autre part, un Iran nucléaire susciterait une course aux armements atomiques au Proche-Orient. D'autres pays, tels que l'Egypte ou la Turquie, seraient tentés de suivre l'exemple iranien. Par ailleurs, un Iran nucléaire accroîtrait les risques de dissémination de matières nucléaires aux mains de "groupes terroristes".

Enfin, il pourrait nourrir une inquiétude majeure au sein de la population israélienne et l'inciter au départ. Un sondage du Centre d'études iraniennes de l'université de Tel-Aviv, publié dans Haaretz le 22 mai, indique que 23 % des Israéliens envisageraient la possibilité de quitter Israël si l'Iran acquérait la bombe atomique. En fait, adeptes du principe du "zéro risque", la plupart de ces experts préféreraient une attaque du type Osirak si Tsahal en avait les moyens. Mais les a-t-il ?

2. La perception des capacités opérationnelles de l'armée de l'air.Tous les experts civils et militaires conviennent que l'Iran n'est pas l'Irak. L'effet d'une attaque aérienne surprise ne peut plus jouer. Osirak était une cible facile, pratiquement à ciel ouvert. Les sites iraniens sont disséminés et profondément enfouis sous terre. Certaines installations échapperaient à la connaissance des services de renseignement, ce que confirme le dévoilement, le 24 septembre, de l'existence d'un nouveau site nucléaire près de Qom.

Le doute existe également quant à la capacité de l'armée de l'air de détruire les installations nucléaires iraniennes en une frappe unique. Plusieurs passages pourraient être nécessaires, avec les risques que cela comporte, notamment pour les pilotes. Une attaque effectuée par des missiles balistiques n'est pas exclue, mais elle n'est pas perçue comme la panacée, ces derniers étant moins précis que les avions, comme le note le rapport du Center for Strategic & International Studies de Washington, du 14 mars 2009. Le risque de toucher des civils en grand nombre dans des sites urbains comme celui d'Ispahan n'est pas négligeable.

En tout état de cause, une attaque qui apparaîtrait comme un demi-succès porterait atteinte à l'image de l'armée de l'air et à sa capacité de "frapper un ennemi quel qu'il soit et où qu'il soit". Elle renforcerait la détermination des dirigeants iraniens dans leur volonté de poursuivre leur dessein jusqu'à son terme. Dans le meilleur des cas, Israël gagnerait un répit de deux à trois ans mais devrait faire face à des opérations de rétorsion de la part de l'Iran et de son allié, le Hezbollah, sous forme d'attaques de missiles conventionnels, voire d'attaques terroristes. Tsahal ne cache pas qu'il n'a pas les moyens de parer à une pluie de missiles de type Katioucha ou Graad, jusque sur Tel-Aviv.

3. La perception des Etats-Unis. Longtemps, les dirigeants israéliens ont pensé que George W. Bush s'opposerait par tous les moyens, y compris militaires, à un Iran nucléaire. Et que les Etats-Unis, s'ils décidaient de ne pas attaquer eux-mêmes l'Iran, aideraient Israël à le faire, ou du moins ne s'y opposeraient pas. Ces deux espoirs se sont évaporés.

Craignant des rétorsions iraniennes contre des bases américaines au Proche-Orient (en particulier en Irak) et redoutant des complications dans la lutte antiterroriste en Afghanistan, George W. Bush a fait savoir à la fin de son mandat qu'il ne prendrait pas pareille décision et ne donnerait pas le feu vert à Israël pour que ses avions puissent survoler le nord de l'Irak en allant attaquer l'Iran. Il accepta, en revanche, de renforcer les capacités antimissiles israéliennes en lui livrant un radar américain, le Joint Tactical Air Ground Surveillance (JTAGS), installé dans le Néguev et activé avec l'aide de techniciens américains.

Les dirigeants israéliens ont acquis la conviction que Barack Obama est encore plus hostile à une opération militaire contre l'Iran que son prédécesseur. Son désir d'ouvrir un dialogue avec ce pays n'a pas manqué de les irriter, leur faisant craindre que cette négociation soit mise à profit par l'Iran pour avancer son programme nucléaire et finisse par mettre le monde devant le fait accompli. La plupart des dirigeants israéliens fondent leurs espoirs sur des sanctions économiques, seules à même, à leurs yeux, de faire fléchir les dirigeants iraniens. Les relations américano-israéliennes n'ont jamais été aussi dégradées depuis la fin de guerre du Golfe en 1991, quand le président Bush père força le gouvernement israélien à participer aux négociations de Madrid. A ce différend, s'ajoute celui du gel de la colonisation.

La question est de savoir si le gouvernement israélien pourrait décider de mener une attaque sans l'avis, voire contre l'avis des Etats-Unis. Même si peu d'Israéliens font confiance au nouveau président pour convaincre les Iraniens à renoncer à leur projet d'armement nucléaire, il est peu probable qu'une pareille décision soit prise. Elle ouvrirait une crise majeure avec les Etats-Unis et pourrait mettre en danger une coopération stratégique vitale pour Israël. En cas d'accession de l'Iran au rang de puissance atomique, les bons liens avec les Etats-Unis joueraient, au contraire, un rôle précieux. Les Etats-Unis pourraient accroître leur aide, renforcer les capacités israéliennes de défense antimissiles, voire étendre leur garantie atomique, en déclarant que toute attaque nucléaire contre Israël déclencherait une rétorsion atomique américaine.

Cette évolution de la pensée stratégique israélienne ne modifie toutefois pas pour l'instant le discours officiel, qui reste celui de la "menace existentielle" et de la "doctrine Begin". Il y a un consensus très net à ce sujet au sein de l'esta-blishment politico-militaire, en dépit des faiblesses, des contradictions et des risques d'une pareille posture. Laisser entendre qu'"Israël garde en main toutes les options" reste l'argument de pression le plus valable. Israël n'a d'autre choix que de le maintenir. Abdiquer maintenant reviendrait à priver Barack Obama lui-même de tout moyen de pression contre l'Iran.

Un gouvernement pris au piège de son discours ? Dans quelle mesure les déclarations alarmistes sur les risques d'une nouvelle Shoah lient-elles le premier ministre israélien ? Si les Etats-Unis échouent à obtenir des concessions de la part de Téhéran, le chef du gouvernement israélien peut-il se permettre de ne pas attaquer l'Iran sans porter atteinte à la crédibilité de la menace israélienne ? Selon la plupart des experts israéliens, cette crédibilité est déjà érodée. Jusqu'ici, aucune des menaces n'a semblé impressionner les dirigeants iraniens. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'Israël profère des menaces et ne les met pas à exécution.

Mais il serait prématuré d'annoncer les funérailles de cette option. Même affaiblie, celle-ci pourrait recouvrer une certaine vigueur si d'une part, les services de renseignement israéliens ou américains détectaient des signes d'une attaque imminente contre Israël et d'autre part, l'armée de l'air et le chef d'état-major général pouvaient garantir le succès opérationnel d'une attaque aérienne, qui reporterait le projet nucléaire iranien à cinq ou dix ans. Il faudrait qu'émerge un solide consensus entre ces différents acteurs, le premier ministre et le ministre de la défense, pour qu'une opération de bombardement soit décidée.

Dans l'hypothèse d'un "consensus négatif", il est peu probable que le premier ministre prenne le risque politique de passer outre. Plusieurs grands experts tentent déjà de penser l'avenir. Comment pourrait s'organiser Israël dans l'hypothèse d'un Iran nucléaire ? Que faut-il faire ? Comment protéger la population ? La tâche ne paraît pas aller de soi. Sortir de la politique d'"ambiguïté nucléaire" pour étaler au grand jour sa capacité de dissuasion ?

C'est une décision difficile à prendre, mais l'idée fait son chemin. Assurer au pouvoir politique des sites de protection qui permettraient de garantir sa survie, renforçant ainsi la crédibilité de sa capacité de deuxième frappe ? Ça paraît inévitable. Ouvrir un dialogue, certes indirect, avec les Iraniens, comparable à celui qui s'est noué entre l'Union soviétique et les Etats-Unis du temps de la guerre froide pour éviter un malentendu et le risque d'un déclenchement accidentel d'un missile nucléaire ? Cela semble compliqué à mettre en oeuvre mais l'option paraît inéluctable.

Pour Israël, quel est le moindre mal : un Iran nucléaire ou une guerre contre ce pays ? La bombe ou le bombardement ? Le dilemme demeure entier.

Samy Cohen, directeur de recherche au Centre d'études et de recherches internationales, Sciences Po (CERI) et enseignant à l'Ecole doctorale de Sciences Po.