Le prochain Abou Bakr Al-Baghdadi pourrait-il, demain, être né français, néerlandais ou allemand ? La question se pose au vu des évolutions du phénomène djihadiste européen.
Avant une échéance électorale cruciale, et après un mandat présidentiel marqué par quatorze attentats en deux ans, le débat public oscille entre occultation généralisée et hystérisation grossière des enjeux liés au djihadisme.
A en croire certains, les attentats en France sont la manifestation d’une pathologie transitoire. Dix mois après l’égorgement du père Hamel en plein office religieux, la vie doit reprendre son cours. La tentative déjouée au Louvre, le démantèlement d’une cellule à Montpellier ? Des épiphénomènes.
Dans cette perspective, le djihadisme est présenté comme étranger à la société française. L’organisation Etat islamique (EI) amorçant un recul militaire au Moyen-Orient, la page se tournerait d’elle-même.
Inconsistance intellectuelle et politique
Pour d’autres, le danger est partout. La priorité serait au renforcement sécuritaire, quitte à suspendre l’Etat de droit, à sortir de Schengen, et à ouvrir des débats sans fin sur les contours de l’identité française.
Aux antipodes, ces deux approches partagent néanmoins un même écueil : une incompréhension fondamentale de ce qu’est le djihadisme dans sa composante occidentale. Elles font planer le même danger : celui d’une inconsistance intellectuelle et politique face à un enjeu déterminant pour l’avenir de la société française.
Production idéologique et militante issue de la seconde moitié du XXe siècle arabe, le djihadisme parvient à exploiter les contradictions françaises pour faire désormais sens auprès de nombreux secteurs de la société, et notamment parmi sa jeunesse.
Cette double appartenance explique pourquoi, malgré les défaites militaires de l’EI au Moyen-Orient et la vigilance des services concernés, le projet djihadiste demeure en expansion en France. Le nombre d’individus impliqués n’a jamais été aussi important.
De quelques dizaines de ressortissants dans les rangs du djihad en Bosnie ou en Algérie dans les années 1990, la France compte désormais officiellement 2 000 volontaires investis dans les réseaux de l’EI. Le problème n’est plus la prévention des départs, c’est désormais le contrôle des centaines de « revenants » qui affluent depuis 2014. Ils sont déjà 400 à s’entasser dans nos prisons, tandis que 700 djihadistes sont toujours en Syrie et en Irak.
Un projet « totalisant » et totalitaire
Ces éléments, connus et identifiés, ne tiennent pas compte des dizaines de milliers de sympathisants djihadistes qui, de manière plus ou moins assumée, s’expriment, échangent ou se contentent simplement de « s’informer » sur Internet.
Au-delà des chiffres, le djihadisme tend à se structurer durablement en France comme mouvement social. S’il se matérialise de façon plus visible sous la forme d’attentats, le djihad est avant tout une idéologie porteuse d’un projet « totalisant » et totalitaire qui se vit au quotidien.
Les prisonniers en détention et les sympathisants en milieu ouvert situent la priorité de leur lutte dans le champ des idées. De ce point de vue, ils sont chaque jour en campagne. Loin de vivre en autarcie, ils s’appuient sur la prolifération des discours de rupture de toute nature pour légitimer leur combat intellectuel contre la République.
Aidés par l’explosion des contenus fondamentalistes depuis le 13 novembre 2015, ils font leur marché idéologique sur la scène politique comme sur la Toile, en puisant dans le complotisme, dans les modes académiques, dans l’islamisme associatif, afin de réunir les éléments d’un argumentaire en phase avec leur projet.
Les djihadistes français, hommes et femmes, sont ainsi des êtres hybrides et bien souvent d’une confondante banalité. Ils se conforment aux codes hypernormatifs du salafo-djihadisme, mais s’adaptent à la société française dont ils sont, après tout, issus.
Idéologisés, ils croient à la supériorité de leur utopie au regard des réalités sociales et politiques françaises. Pour eux, les prisons, les « quartiers », sont des espaces à conquérir et à transformer. L’un d’eux, décomplexé, expliquait : « Nous sommes la génération sacrifiée, mais on éduque les jeunes pour que le rapport de force leur soit enfin favorable. »
La pratique de l’attentat n’est pas le principal moyen de parvenir à cet objectif. Leur instrument privilégié est plutôt la « rééducation », à travers la diffusion massive, depuis Internet, de la production de contenus salafo-djihadistes. Du manuel de cours à distance aux plates-formes de financement participatif, ils établissent ainsi des communautés virtuelles multiples. Il s’agit de construire l’enclavement au sein de la société mécréante par polarisation avec celle-ci, et de détacher les jeunes de son influence.
Cécité collective
Rien n’indique que les djihadistes parviendront à leurs fins. L’effervescence de leurs cercles a pour corollaire d’innombrables luttes intestines. La société, mise sous pression par les attentats, se montre d’une résilience extraordinaire. Les Français font preuve d’une maturité politique certaine pour éviter le véritable « piège » de l’EI : la décomposition du solide et complexe tissu social français.
Cependant, ces ambitions débridées invitent à saisir que le véritable défi se situe bien en amont de la question sécuritaire. A l’heure actuelle, les solutions inventées en toute hâte demeurent coincées entre le fantasme d’une « ligne Maginot » impensable et l’illusion des méthodes de « déradicalisation » ciblées.
Les djihadistes nous connaissent mieux que nous ne les connaissons. Malgré l’ampleur de l’enjeu, la recherche peine à former suffisamment de jeunes chercheurs prêts à s’engager sur les voies difficilement praticables et humainement lourdes du terrain autour de ces questions.
L’occultation, volontaire ou subie, de la réalité du djihadisme français résulte d’une cécité collective. Les conséquences politiques sont considérables. Les forces d’extrême droite font leur miel de cette situation.
La démocratie serait-elle pour autant coincée entre les deux mouvements balanciers qui menacent de la broyer, comme hier nazisme et communisme ont détruit l’Europe ? Nous refusons de le penser. Tout l’effort de réflexion doit porter sur la compréhension de cet « environnement » social et politique djihadiste en cours de constitution. « L’esprit est toujours en retard sur le monde », écrivait Camus dans Ni victimes ni bourreaux.
Par Géraldine Casutt (doctorante à l’université de Fribourg et au Cadis de l’EHESS sous la direction de Farhad Khosrokhavar) et Hugo Micheron (doctorant au sein de la chaire d’excellence Moyen-Orient Méditerranée de l’ENS sous la direction de Gilles Kepel)