Le droit européen de la concurrence doit se renouveler

Le 6 février, la Commission européenne interdisait le projet de concentration franco-allemand entre Siemens et Alstom. Les controverses se sont enchaînées. Les critiques émises par Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, qui avait qualifié cette décision de « grossière erreur », ont conduit un collectif composé d’une cinquantaine d’économistes, au contraire, à justifier cette décision à cause des restrictions de concurrence que cette fusion aurait pu engendrer (« Alstom-Siemens : pourquoi la Commission a raison de rejeter la fusion », Les Echos du 12 février).

Certains arguent que le droit européen de la concurrence s’oppose à l’émergence de « champions européens » dans le domaine technologique et qu’il nuit à la compétitivité et à l’innovation, adossées à la taille des entreprises. Les rapports, à ce sujet, se multiplient (Commission européenne, Autorité de la concurrence, Inspection générale des finances, Conseil d’analyse économique).

Promotion de l’innovation

Pour le juriste, la réalité est nuancée. Il est vrai que l’innovation vient perturber l’application du droit européen de la concurrence. Ses instruments fondamentaux – la délimitation du marché pertinent et le pouvoir de marché – qui constituent les préalables indispensables à l’intervention de la Commission, sont rendus bien plus complexes par l’innovation.

L’exercice de délimitation du marché pertinent se heurte à des situations où les produits ne sont pas encore identifiables. Les difficultés apparaissent également au stade de l’analyse des restrictions de concurrence. La littérature économique n’offre pas de réponse univoque sur les liens entre concurrence, taille et innovation. Le degré de concurrence optimale et la nocivité des pouvoirs de marché peinent à être évalués.

Mais l’application du droit européen de la concurrence joue déjà un rôle actif dans la promotion de l’innovation. Il permet de lutter contre les captations de rentes issues de l’innovation et il contribue à la circulation de l’innovation et, donc, à la diffusion des connaissances scientifiques ou technologiques parmi les entreprises.

Tout d’abord, le droit européen de la concurrence offre une réponse équilibrée aux accords de normalisation et aux accords de regroupement de technologies. Par exemple, un accord de normalisation, destiné à l’élaboration d’une norme de télécommunications (4G ou 5G), peut présenter un risque « d’embuscade de brevet ». Si une entreprise dissimule l’existence de ses droits de propriété intellectuelle, les entreprises parties à l’accord peuvent devenir prisonnières de la norme.

L’ajout d’un seuil supplémentaire

L’entreprise titulaire des droits de propriété intellectuelle pourra, à la suite de la divulgation de ses droits, exiger des redevances excessives. Afin de pallier ce risque, la Commission européenne impose aujourd’hui un engagement écrit et irrévocable à concéder les licences d’exploitation. Ces licences doivent être octroyées à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires.

Ensuite, le droit européen a su renouveler ses méthodes d’application. Il intervient désormais de plus en plus a priori, non pour sanctionner les restrictions à l’innovation mais pour les éviter. Le développement du droit souple ou encore la procédure d’engagements, qui permettent aux entreprises de proposer à la Commission des engagements de nature à assurer la compatibilité de l’opération de concentration envisagée ou la licéité d’une pratique, sont des révélateurs de cette volonté d’agir plus en amont de la sanction. L’équilibre entre l’incitation et la circulation de l’innovation se dessine alors, en accord avec les entreprises.

Ces outils, toutefois, ne sont pas exempts de limites, et le droit européen de la concurrence doit se renouveler. Afin de promouvoir l’innovation, l’évaluation du pouvoir de marché des entreprises, fondée actuellement sur les parts de marché, devrait accorder une place au moins équivalente à leur contestabilité, et donc à l’arrivée possible de nouveaux concurrents. En droit des concentrations, l’ajout d’un seuil supplémentaire révélant la valeur de la transaction permettrait de saisir les concentrations ayant pour objectif l’éviction des concurrents innovants. On peut également envisager la sanction des restrictions à l’innovation (plutôt que des restrictions à la concurrence).

Cela doit conduire à une réflexion plus globale. Si le droit de la concurrence constitue un pilier de l’Union européenne, lui assigner un rôle de promotion de l’innovation fait naître des inquiétudes. Il outrepasserait son rôle de seul « gardien des marchés » ex-post, pour devenir un outil ex-ante, au service de l’innovation, et donc un instrument de politique industrielle placé entre les mains de la Commission. Ce renouvellement devrait être concilié avec les garanties fondamentales, telles que la sécurité juridique ou l’effectivité du droit. Tout cela témoigne de l’ampleur des débats à venir.

Marie Cartapanis, juriste, a publié Innovation et droit de la concurrence, Institut universitaire Varenne, LGDJ, 2018.

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