Le fanatisme religieux comme une drogue dure ?

Depuis l’effet d’effraction publique provoqué par les attentats commis en 2015 à Paris, sidérés, nous tentons collectivement de comprendre ce qui est arrivé et de répondre à la question : «Comment ces jeunes sont-ils devenus des assassins aveugles ou des terroristes ?»

De toute évidence, nous sommes confrontés à un phénomène complexe et le rapprochement avec un autre phénomène d’égale complexité touchant la jeunesse, la toxicomanie, pourrait nous aider à penser ce qui se passe.

Un trépied pour tenir : personnalité, produit et histoire

Depuis la fin du XIXe siècle, notre société a cherché à comprendre comment et pourquoi devenait-on toxicomane. D’abord, la toxicomanie nous a appris - ou aurait dû nous apprendre - qu’il n’y a pas de lien de cause à effet, il n’y a que des corrélations (âge, sexe, traumas passés, classe sociale, immigration, etc.). Dans la toxicomanie, il n’y a rien de réductible ni à la génétique, ni à la race, à la condition sociale, ni même à la chimie. La drogue seule ne fait pas le drogué et l’islamisme le plus fou ne fera jamais à lui tout seul un terroriste sanguinaire. Quoi qu’il en soit, rien n’est inéluctable et il existe toujours une éthique de la subjectivité. C’est pourquoi, des individus dans la même situation peuvent choisir des chemins différents, restant non pas des victimes mais des sujets responsables de leurs choix.

Le docteur Claude Olievenstein avait bien résumé la question en répétant inlassablement : «La toxicomanie est le résultat de la rencontre entre une personnalité et un produit dans un moment socioculturel donné.» Chacun des trois éléments - psychologique, chimique, social - a ses propres fondements indéniables, dont use chaque «expert de la spécialité» qui prétend tout expliquer à partir de son champ. Que ce soit par la description de la psychologie du jeune nihiliste, l’histoire coloniale et les inégalités sociales ou encore par les interprétations de l’islam, à chaque fois, on occulte des pans entiers de la complexité. D’ailleurs, il ne faut même pas s’attendre à ce que ces analyses, fécondes dans leurs cohérences internes, soient toujours compatibles entre elles, mais tout au plus qu’elles soient complémentaristes (cf. Heisenberg). Prenons un autre exemple : le suicide dépressif. Le croisement de son incidence avec le taux de chômage est tout aussi légitime que l’analyse psychologique d’un cas clinique ou les effets neurobiologiques, mais il arrive des moments où l’étude statistique, la chimie et la subjectivité ne sont plus conciliables, voire se contredisent. Il nous faudra apprendre à faire avec.

De la drogue à la radicalisation religieuse

Cela dit, la toxicomanie pourrait nous donner encore d’autres pistes de réflexion, vue l’analogie frappante entre la place psychosociale de la toxicomanie des années 1970-2000 en France et celle de l’intégrisme religieux actuel. Avez-vous déjà remarqué combien les dits «terroristes» d’aujourd’hui ressemblent aux toxicomanes post-1970 ? La toxicomanie aux drogues dures, comme apparemment l’islamisme radical, concernait le plus souvent, mais pas uniquement, une catégorie jeune, mâle, avec des parcours particulièrement difficiles ou traumatiques, ou en mal de raison de vivre, en quête d’identité (culturelle, sociale, sexuelle, subjective, etc.) et au ban de la société. La drogue, surtout l’héroïne de ces années-là, offrait un discours et une identité de «toxico», issus de la contestation de la contre-culture, ce qui faisait du toxicomane plutôt un rebelle qu’un paria, un marginal qu’un exclu (Claude Olievenstein). L’héroïne portait également des pratiques corporelles et sociales bien concrètes et jouissives (sensations fortes, modes de consommation, vestimentaires, langage, quartiers, etc.). Avec le temps, cette construction s’est dissipée dans la misère des substitutions et psychotropes et dans le néolibéralisme sécuritaire de la gestion des masses du nouveau siècle. De nos jours, la toxicomanie n’est plus une affaire ni de rupture junkie ni de révolte générationnelle. Comme dit Olivier Roy, aujourd’hui «le salafisme […], c’est bien le produit qui convient à des jeunes en rupture de ban». Ne serait-ce donc pas une forme religieuse qui aurait pris le relais de la toxicomanie d’autrefois ? Autrement dit, une religion serait-elle redevenue littéralement l’opium d’une classe populaire ? Peut-être.

Mais, surtout, gardons-nous de vouloir tout expliquer par le seul produit, fut-il la drogue ou l’islam. Méfions-nous de l’escamotage volontaire du contexte sociohistorique et de la subjectivité avec lequel certaines analyses nourrissent les idéologies essentialistes. Persistons à penser la radicalisation de certains de nos jeunes comme au moins la résultante de la rencontre d’une personnalité avec un discours et une pratique sociale, dans un moment socioculturel donné.

Avec sa triade, Claude Olievenstein appelait à plus de modestie et à moins de naïveté dans la tentative d’appréhender un phénomène aussi complexe que la toxicomanie. Garder la complexité sera sans doute le meilleur moyen de bannir les réductionnismes et les stigmatisations diabolisantes auxquels la peur et la haine pourraient nous induire après avoir connu des événements d’une telle violence au cœur de la cité.

Carlos Parada, psychiatre. Coauteur avec Claude Olievenstein de Comme un ange cannibale. Drogue, adolescents, société, éditions Odile Jacob, 2002.

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