Le fascisme de la gauche autrichienne est aussi perfide que celui de la droite

En Autriche, le premier tour de l’élection présidentielle a profondément entaillé la structure démocratique du pays, divisant de façon définitive la société.

Les candidats des grands partis traditionnels (les sociaux-démocrates et les conservateurs) ont subi un revers sans précédent au premier tour, auquel n’accèdent que le candidat des Verts (Die Grünen), le professeur d’université Alexander Van der Bellen, et celui du Parti libéral d’Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs, FPÖ) représenté par Norbert Hofer, troisième président du Conseil national (Nationalrat, l’équivalent de la Chambre des députés).

Depuis qu’il est certain que seules ces deux formations restent en lice, il ne se passe pas un jour sans que la consultation de ma page Facebook ne me conduise au bord de la crise de nerfs. Sur les réseaux sociaux, mes amis de gauche racontent à leurs amis de gauche que Norbert Hofer est un nazi. Ces derniers leur donnent raison.

Puis, c’est à qui criera le plus fort pour dire à quel point ce serait terrible si Hofer était élu président. Ça ne les gêne pas du tout qu’aucun électeur de Hofer ne les écoute puisque, par principe, ils n’adressent pas la parole aux électeurs de Hofer. Le but de leurs messages n’est pas d’essayer de convaincre ceux qui ne pensent pas comme eux, mais de montrer au monde entier qu’ils sont du bon côté.

Imbéciles ou néonazis

Ceci dit, cet exhibitionnisme idéologique n’est pas le problème fondamental autrichien : c’est un symptôme autrichien classique.

Parmi mes concitoyens, ce sont surtout ceux qui ont fait de bonnes études, lesquelles leur ont permis de se faire tout un réseau dans le monde de l’économie et de la politique, et qui gagnent donc très bien leur vie, qui semblent avoir une perception très sélective d’eux-mêmes. Certes, ils se considèrent comme de gauche, mais ils font preuve du même extrémisme que leurs opposants.

Pour moi, ce fut l’erreur majeure de la politique autrichienne de ces dernières années : mettre dans le même sac les électeurs du FPÖ et ses dirigeants et les stigmatiser comme des nazis et des extrémistes de droite. Est-il réaliste de considérer qu’à notre époque, dans un pays situé au cœur de l’Europe, 35 % ou 40 % de la population décident soudain de devenir des extrémistes de droite ? C’est peu probable.

Il ne fait aucun doute qu’un certain nombre d’hommes politiques partagent une même idéologie de droite et trouvent de ce fait un écho – mais cela ne veut pas dire que tous leurs électeurs sont des imbéciles ou même des néonazis.

Exhibitionnisme d’opinion politique

Qui détermine le discours politique en Autriche ? Uniquement la gauche. Il n’y a pas de débat public où viendraient s’affronter différents courants de pensée. Ce sont toujours des gens de gauche qui parlent à des gens de gauche – le reste se tait. Mais est-ce que ce sont bien des gens de gauche ?

Au lieu d’employer le mot gauche, je préfère parfois parler de société anonyme nombriliste. Ce sont des gens dont la seule préoccupation est de bien montrer qu’ils défendent une auguste position morale, inattaquable et irréprochable, et qui, fiers de leur auréole, jettent l’anathème à tout vent et sur tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Ce qu’ils veulent : donner une bonne image d’eux-mêmes. Au monde. Aux autres.

En Autriche, être du bon côté n’est pas une question qui relève de la réflexion intellectuelle mais plutôt d’une pseudo-morale. Donner une bonne image de soi veut dire en Autriche : ne pas être un nazi. Or, ne pas être nazi devrait aller de soi, sans la moindre équivoque. Cela devrait même tellement aller de soi qu’il ne serait pas utile de toujours insister là-dessus.

Mais le besoin incessant qu’ont certains d’exhiber sur la Toile leur point de vue politique – uniquement bien sûr avant les élections ou après les premières estimations, le jour des élections – laisse supposer que ce mystérieux besoin de ne pas être pris pour ce que personne, ni vous ni moi, ne les suspecterait d’être, à partie liée avec le fait qu’ils le sont malgré tout. Si vous me posez la question, je vous répondrai : tel est bien mon avis.

Invective et radicalisation

Cela fait trente ans que le FPÖ détermine la politique autrichienne. Et depuis trente ans, à force de s’obstiner à ne pas vouloir parler avec ses électeurs, on n’a fait qu’en pousser d’autres dans leurs bras. J’ai toujours attendu de la gauche une meilleure stratégie et une façon plus nuancée de voir les choses. Des gens qui justement se targuent de pouvoir porter un jugement moral et savent manifestement ce qui est bien et ce qui est mal devraient être capables de davantage de réflexion.

Au lieu de cela, et depuis trente ans, on tape sur les idéologues séducteurs et sur tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ont voté pour eux. Or, ces électeurs sont loin d’être tous des nazis et les extrémistes ne forment là qu’une infime minorité. Les autres sont juste la proie d’un certain nombre de peurs, et savoir si celles-ci sont fondées ou non n’est pas la priorité pour l’instant.

Il faut être à l’écoute de ces gens au lieu de les invectiver. Sinon, les seuls à rester à l’écoute, ce seront les gens de droite. Une partie de la gauche préfère en effet s’écouter elle-même. Cela a entraîné une cassure dans notre société. Toute invective ne fait que renforcer la radicalisation. Et cette erreur se retrouve en Allemagne avec l’attitude face au nouveau parti d’extrême droite, Alternative pour l’Allemagne, et en France avec les électeurs du Front national.

L’Autriche ne s’est jamais débarrassée de son fascisme, logé comme une tumeur maligne dans la tête de ses concitoyens. Cette tumeur n’est pas capable de grandir, d’essaimer et de proliférer dans l’esprit de tout un chacun, mais elle trouve un terrain favorable dans certains esprits étriqués qui, d’une façon ou d’une autre, sont prêts à subir toute forme de lavage de cerveau. Le fascisme de la gauche autrichienne est aussi perfide que celui de la droite.

Mort sociale

En Autriche, c’est la gauche qui, en recourant à une forme très perverse de lavage de cerveau, n’est jamais assez prompte pour combattre toute façon de penser divergente en brandissant l’arme la plus brutale qu’elle a à sa disposition : la massue antinazie. En Autriche, pour les artistes, les journalistes ou les intellectuels, c’est la mort sociale assurée d’être ne serait-ce que suspectés de sympathiser avec le FPÖ. L’idée que le FPÖ n’est pas qu’un ramassis de néonazis et qu’il puisse y avoir aussi quelques raisons acceptables de voter pour lui, voilà qui confine à l’hérésie.

FPÖ est synonyme de nazi, et nazi est synonyme de chambre à gaz. Ainsi, quiconque ose ne serait-ce que communiquer avec « ces gens-là » est automatiquement assimilé à eux et perçu comme quelqu’un qui arpenterait la ville en uniforme SS.

Une chose est sûre : le fascisme, c’est l’interdiction de penser. En Autriche, cette interdiction, nous l’avons. Et c’est la gauche qui l’a édictée, pas la droite.

Thomas Glavinic est un écrivain autrichien né en 1972. Il a notamment publié « Le Plus Grand des miracles » (Piranha, 2016). Traduit par Pierre Deshusses.

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