Le faux clivage entre laïques et religieux

Les actes de violence de militants salafistes en Tunisie inquiètent sur l'avenir du pays et de sa révolution. Mais ils étaient prévisibles. Dans une situation de vulnérabilité politique et sociale, situation d'attente, chacun tente de pousser les limites de sa propre vision de la société à venir. Ces violences sont l'occasion d'un test pour la police républicaine, qui a été accusée de laisser pourrir des conflits locaux et de servir ainsi les intérêts contre-révolutionnaires. Mais ces événements révèlent aussi une focalisation du débat sur l'avenir politique du pays, un débat qui se resserre autour d'une opposition entre un projet religieux et un projet laïque. Or ce clivage est trompeur et il masque d'autres tensions.

La dualité des projets n'est pas si nette pour deux raisons. D'une part, les citoyens se revendiquant comme musulmans sont loin de souhaiter une existence politique et juridique fondée sur l'islam. D'autre part, on constate que les programmes des partis politiques, y compris laïques et de gauche, réaffirment l'appartenance arabo-musulmane. Quant au fameux article 1 de la Constitution rappelant que l'islam est la religion du pays (et l'arabe sa langue), peu de projets politiques ont proposé de le supprimer.

Cette inscription déclarée dans une tradition arabo-musulmane, qui s'accompagne d'un soutien explicite à la Palestine, peut surprendre dans une projection constitutionnelle. Mais, de même que la réitération de l'identité arabe et musulmane faisait sens en 1959, lors de l'adoption de la première Constitution, pour rompre avec le moment colonial, la réaffirmation présente de celle-ci fait écho à cette guerre de l'Occident et de l'Islam qui a éclaté avec la première guerre du Golfe... Le basculement démocratique du monde arabe n'a donc pas valeur d'occidentalisation ni d'alignement sur l'Europe et les Etats-Unis.

Et cela ne contredit pas le caractère universel des slogans de la révolution ainsi que l'absence d'un projet religieux dans le soulèvement. D'une part parce que des valeurs universelles comme la "liberté" ou la "dignité" ne sont pas incompatibles avec une identité "arabo-musulmane", d'une part, et d'autre part parce que le problème qui se pose est un problème politique et pas seulement d'affichage identitaire : c'est le problème de l'invention de formes démocratiques qui n'entérinent pas un modèle occidental.

Tant sur le plan économique que politique, l'effervescence politique de ces dernières semaines allait dans le sens de cette recherche d'une voie propre. La question d'une démocratie à inventer ne se posait pas dans les mêmes termes pour l'Europe d'après 1989, où le principe d'un alignement sur l'Europe démocratique et surtout d'une intégration à cette Europe figurait un horizon d'espoir.

A cette société en travail qu'est la Tunisie, il serait trompeur de n'appliquer qu'une grille de lecture clivée, opposant des démocrates laïques à une société "arabo-musulmane" labourée par le discours islamiste et prête à tomber dans l'escarcelle d'Ennahda. Le poids électoral de ce parti pèsera, mais, sans anticiper sur les élections du 23 octobre, on peut s'attrister des lectures monolithiques auxquelles donne lieu la société tunisienne, sans respect pour sa complexité sociale.

L'ère bourguibienne a été idéalisée. Elle aurait consacré un modèle de la Tunisie vertueuse qui fait toujours référence et qui est même devenu un label postrévolutionnaire. C'est, lisons-nous, parce que la Tunisie, à l'image de Bourguiba lui-même, était une société de classes moyennes, éduquée, progressiste, notamment en matière de droits des femmes, qu'elle aurait, la première dans le monde arabe, donné le signal de la révolution. C'est au nom de ce modèle méritocratique et vertueux qu'une élite dirigeante a pris le pays en main. Les générations bourgeoises et des classes moyennes formées dans la période bourguibienne ont aujourd'hui le pouvoir et incarnent aux yeux du monde et à leurs propres yeux une forme de légitimité historique et naturelle gravée dans le marbre : elles sont instruites, démocrates, laïques, féministes et souvent francophones... D'où l'illusion qu'elles incarnent la vraie Tunisie, celle qui devrait être et que menacent les ennemis de la liberté.

Or ce modèle, en premier lieu, n'est plus sociologiquement avéré. Le processus d'ascension sociale par l'école n'est plus opératoire. Le féminisme n'est plus au même degré une valeur nationale. Les classes moyennes n'ont pas été le moteur de la révolution. Les classes populaires, réhabilitées un instant par celle-ci, risquent de tomber dans l'invisibilité. Elles commencent déjà à être réduites à une masse manipulée par les islamistes, loin de leur héroïsation de janvier. Quand bien même des solutions économiques pour améliorer leur sort seraient envisagées, de quel poids pèsent-elles dans l'image même que le pays a de lui-même et qui célèbre les fameuses classes moyennes ?

A invoquer le modèle de développement social issu du bourguibisme, à prétendre le ressusciter, on adopte une position passéiste, on s'interdit de regarder la réalité sociologique du pays, ses tensions de classes comme ses tensions générationnelles. Mais on prend aussi le risque de ressusciter l'autoritarisme qui lui était inhérent et qui perpétue les postures monolithiques que l'on vient d'évoquer et qui sont le danger de cette démocratie naissante. Elles induisent notamment un discours éradicateur bien peu réaliste face à toute forme d'islamisme.

Or comment continuer de croire que les courants de pensée islamistes, y compris fanatiques, sont toujours extérieurs à la société et manipulés ? S'ils ont des logiques transnationales, comme d'autres courants politiques au demeurant, ils n'en figurent pas moins aussi une composante interne de la société.

Tout est alors à négocier, ou à ne pas négocier, comme l'inscription d'une étudiante en niqab dans une université. Mais le risque qui se profile est au fond de s'empêcher de voir la réalité sociale dans ses contradictions, d'aller l'observer, sous couvert des seuls débats idéologiques et religieux, aussi cruciaux soient-ils.

Par Jocelyne Dakhlia, historienne et directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *