Le génocide des Arméniens ne doit pas seulement être reconnu par le pape

Photo du génocide arménien, prise à Alep en 1915. AFP
Photo du génocide arménien, prise à Alep en 1915. AFP

Depuis que la demande de justice des Arméniens s’est cristallisée dans la reconnaissance internationale du génocide commis en 1915, ses résultats dépendent, dans chaque pays, de la combinaison de deux forces contraires : le poids de la communauté arménienne et l’influence de la diplomatie turque.

Ainsi, la France et la Grande-Bretagne, unies pendant la Grande Guerre dans la dénonciation du « crime contre l’humanité » et la promesse de juger pénalement les auteurs du plan d’extermination, ont aujourd’hui des positions inverses. La France, avec sa forte diaspora arménienne et sa liberté au sein du camp occidental, est le fer de lance de cette reconnaissance.

La Grande-Bretagne, où les Arméniens sont peu nombreux et dont la vision stratégique est celle d’une Europe vaste et relâchée, se garde de toute pression sur la Turquie. A première vue, la déclaration du pape, qui vient de soulever l’ire d’Ankara en prononçant le mot de « génocide », n’échappe pas à cette loi politique. L’ex-cardinal Bergoglio vient, en effet, d’un pays où la colonie arménienne est prospère, et qui, de son « bout du monde », n’ayant pas à ménager la Turquie, a reconnu solennellement le génocide, et où, aussi, le combat pour la vérité n’est pas un vain mot après la dictature…

Compromis de chancellerie

Certes, une telle qualification pontificale n’est pas inédite, et François a pris soin de citer Jean Paul II. Mais sa prise de position est d’une tout autre portée. Jean Paul II avait choisi la forme d’un communiqué cosigné avec le chef de l’Eglise apostolique arménienne, qui avait l’allure d’un compromis de chancellerie.

Le 12 avril, c’est une voix personnelle qu’on a entendue restituer l’horreur du génocide, de ceux qui ont été « décapités, crucifiés, brûlés vifs… pour leur foi », et lier ces crimes à ceux commis aujourd’hui contre les chrétiens d’Orient et d’ailleurs. En comparant cette extermination aux deux grands crimes du nazisme et du stalinisme, il lui a donné le statut d’événement préfigurateur du mal actuel, le « génocide par morceaux ».

Enfin la circonstance du centenaire d’un génocide encore contesté lui a donné l’occasion de légitimer sur un plan universel le « devoir de mémoire » des Arméniens et d’interpeller les responsables politiques sur la nécessité de s’opposer au mal « sans compromis ni ambiguïté ».

Œcuménisme

En désenclavant le crime de 1915 de son caractère périphérique, François renoue avec l’attitude de son prédécesseur au moment des faits, Benoît XV, qui fit connaître son indignation publiquement et multiplia les interventions auprès des puissances alliées de la Turquie pour qu’elles arrêtent l’assassinat d’un peuple. En vain, et les travaux d’un chercheur allemand ont montré que cet échec de la dénonciation frontale avait influencé par la suite le choix de Pie XII de ne pas dénoncer Hitler par souci d’efficacité. On peut tout de même se demander pourquoi l’Eglise catholique des décennies récentes a été si retenue face à la mémoire de l’éradication, sans exemple, d’un peuple chrétien.

Comme si deux gênes inverses s’étaient conjuguées. D’un côté la réticence à défendre des chrétiens dans l’attitude des Occidentaux face aux crimes djihadistes. De l’autre, le fait que ces victimes chrétiennes n’étaient pas majoritairement catholiques a peut-être diminué l’empathie de papes moins œcuméniques que François.

En concélébrant la messe avec le chef des catholiques arméniens, le pape a manifesté une communauté d’appartenance moins assumée jusque-là. La résonance de l’homélie du 12 avril ne tient pas seulement à l’extension du devoir de mémoire au-delà des repentirs de l’Eglise pratiqués par Jean Paul II. Elle incarne et exprime un tournant moral, une décantation de la demande de reconnaissance du génocide arménien, que le centenaire commence à mettre en lumière.

Alors que François Hollande va occuper le devant de la scène en Arménie, le 24 avril, et qu’on attend toujours le choix d’Obama, les évolutions les plus profondes viennent d’ailleurs. D’Allemagne, où des chercheurs se penchent sur la façon dont leur pays a laissé faire, et de l’empreinte laissée par ce cynisme. Des communautés juives, qui multiplient les accueils de débats et d’expositions sur le génocide arménien, au diapason du discours vibrant du président israélien Rivlin à l’ONU le jour anniversaire de la libération des camps. Ces trois foyers, l’allemand, le juif et le catholique, renforcent le caractère éthique du rappel à la mémoire, dont le déni signifie, selon le pape, que « le mal tient encore la blessure ouverte ».

Mémoire sélective

Le gouvernement turc lui a opposé une fin de non-recevoir : rappel d’ambassadeur, repli sur l’absence « légale » de condamnation du génocide, critiques sur la mémoire sélective du pape qui oublie les souffrances endurées par les musulmans. Comme souvent, on peut noter le ton relativement modéré du premier ministre Davutoglu qui, en jugeant la déclaration pontificale « partiale et inappropriée », n’insulte pas l’avenir.

Du dépit a aussi percé devant une « déviation » par rapport à la visite du pape en novembre dernier. Le pape y avait pourtant appelé la Turquie à « de petits gestes, de petits pas de rapprochement ». Ils ne sont pas venus, ce qui explique sans doute la vigueur de l’homélie du 12 avril.

Mais quelle influence peut-elle avoir sur un pays à 99 % musulman, où les contestataires sont des laïcs ? Elle accroît sans doute la gêne des dirigeants à qui le rappel du scandale moral de la négation fait perdre de la respectabilité internationale. Elle leur signifie que les ouvertures rhétoriques sans lendemain ne peuvent plus passer pour des étapes vers la réconciliation nécessaire.

Toutefois, le vrai changement ne pourra venir que lorsque des voix musulmanes se joindront à celles des démocrates laïques pour rompre avec l’équivalence de toutes les souffrances et dénoncer la radicalité du mal commis par un Etat qui condamna une partie de son peuple à la disparition.

Michel Marian, historien et l’auteur du Génocide arménien, de la mémoire outragée à la mémoire partagée(Albin Michel, 176 pages, 15 euros).

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