Le grand retour des frontières

Le Denmark a rétabli des contrôles à sa frontière avec l’Allemagne début janvier. © Getty Images / Sean Gallup
Le Denmark a rétabli des contrôles à sa frontière avec l’Allemagne début janvier. © Getty Images / Sean Gallup

Paru en 2010, le manifeste de Régis Debray intitulé Eloge des frontières postulait: «Des frontières au sol, il ne s’en est jamais autant créé qu’au cours des cinquante dernières années. Vingt-sept mille kilomètres de frontières nouvelles ont été tracées depuis 1991, spécialement en Europe et en Eurasie. Dix-mille autres de murs, barrières et clôtures sophistiquées sont programmés pour les prochaines années.» Il ne croyait pas si bien dire!

Aux premiers jours de janvier 2016, la Suède réintroduisait les contrôles automatiques à ses frontières avec le Danemark. En réponse, celui-ci en faisait de même avec l’Allemagne. Traduisez: nous voulons bien laisser traverser notre pays par des migrants allant en Suède mais en aucun cas risquer de les garder sur notre sol s’ils sont refoulés. Cruelle réalité! Au cours de l’automne 2015, la Norvège, la Finlande, l’Allemagne, l’Autriche et la Slovénie s’étaient également résolues à faire de même, ainsi que la France depuis sa mise en état d’urgence. Sans oublier les barbelés et autres sympathiques clôtures montées en urgence entre la Hongrie et la Croatie ou la Serbie, les murs érigés devant le fleuve Evros en Grèce, entre Ceuta et Mellila en face de Gibraltar, ou en Bulgarie…

Le propos du petit livre philosophique de Debray était de rappeler que rien ne saurait exister sans un dedans et un dehors, ni sans une frontière entre l’autorisé et l’interdit. Voilà qui devrait occuper les réflexions des dirigeants européens, eux qui ont beaucoup péché par aveuglement, préférant «une ineptie qui aère à une vérité qui étiole.» Au lieu d’admettre que l’ampleur de l’immigration actuelle et à venir allait poser des problèmes insurmontables, ils ont tout fait pour la provoquer. Ils ont sous-estimé, pour ne pas dire méprisé, l’inquiétude des peuples face à la disparition progressive de leurs ancrages culturels. Cette intimité de l’entre soi que permettent les frontières, tout comme l’intimité familiale exige les murs de la maison, ils se sont acharnés à l’abolir. Entre autres conséquences, le permis et l’interdit ont cessé d’être reconnus comme tels par les populations partageant un même territoire, au point qu’il y a en Europe de réels affrontements d’ordre civil, culturel ou religieux. Et maintenant, après avoir, il y a six mois à peine, encouragé par souci humanitaire un flux migratoire qui aujourd’hui les étouffe, ils décident de le juguler au mépris de toute cohérence.

«Il est pénible de reconnaître le monde tel qu’il est, et plaisant de le rêver tel qu’on le souhaite.» disait Debray dans son analyse d’une Europe fascinée par l’ouverture mais se heurtant à la dure réalité du monde: «Le réel, c’est ce qui nous résiste et nargue nos plans sur la comète.» écrivait-il. Pour preuve, ce 5 janvier, le candidat à la primaire Alain Juppé s’exclamait: «Je suis atterré de voir aujourd’hui se défaire l’idéal européen. Schengen a tellement dysfonctionné qu’aujourd’hui il faut un nouveau traité.» Quel aveu! De même Jacques Attali qui, dans ses prévisions apocalyptiques pour 2016, estime que ce phénomène du retour des frontières «mettra même en danger, par la défiance qu’il entraînera, l’existence de l’euro.»

L’UE est évidemment consciente que, de fil en aiguille, l’accumulation des contrôles aux frontières écorne le concept de Schengen instauré en 1985, même s’il prévoyait effectivement des mesures ponctuelles de rétablissement des contrôles «en cas de menace pour l’ordre public et la sécurité intérieure». Bruxelles a donc conçu et diffusé à mi-décembre un vaste programme de protection de l’Union contre les afflux migratoires, avec la création d’un corps de garde-frontières européen et d’un Office du retour pour raccompagner chez eux les personnes déboutées. Ce plan sera discuté lors des réunions agendées en avril et en mai, ce qui promet de belles empoignades sur le grand retour des frontières.

Marie-Hélène Miauton

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