Le «J’accuse» de Roman Polanski, en trois controverses

Photo prise en septembre 1899 du capitaine Albert Dreyfus à la sortie du procès de Rennes, entre deux rangées de militaires qui lui tournent le dos. Photo Joel Saget. AFP
Photo prise en septembre 1899 du capitaine Albert Dreyfus à la sortie du procès de Rennes, entre deux rangées de militaires qui lui tournent le dos. Photo Joel Saget. AFP

Voici un film qui, longtemps avant d’être réalisé et présenté au public, a été au centre de plusieurs controverses dont certaines apparues dès l’annonce faite par Roman Polanski de consacrer un long métrage à l’affaire Dreyfus. Son souhait était né après la parution en 2013 d’un roman policier de l’écrivain britannique Robert Harris, basé sur l’affaire Dreyfus et mettant en scène le lieutenant-colonel Picquart aux prises avec le véritable traître et l’ensemble de sa hiérarchie. Roman Polanski avait déjà enrôlé Robert Harris pour le scénario de The Ghost Writer, inspiré de son roman les Hommes de l’ombre. An Officer and a Spy décida Polanski à engager un projet de film sur l’affaire Dreyfus auquel il réfléchissait depuis longtemps. Il demanda à Robert Harris de lui écrire un scénario, accompagnant sa décision de propos et déclarations qui lancèrent les polémiques.

Un commerce regrettable de l’histoire

La première controverse est liée aux intentions du cinéaste avec un projet de film sur l’affaire Dreyfus. Evoquant les péripéties judiciaires qui étaient les siennes, il déclara dès cette époque subir un acharnement qui pouvait rappeler le sort du capitaine Dreyfus (1). Une fois le film achevé et projeté à la Mostra de Venise, il réitéra sa comparaison en faisant insérer dans le dossier de presse des extraits d’un entretien avec Pascal Bruckner. A la question «En tant que juif pourchassé pendant la guerre, que cinéaste persécuté par les staliniens en Pologne, survivrez-vous au maccarthysme néoféministe d’aujourd’hui ?», il répondit : «Il y a des moments de l’histoire que j’ai vécus moi-même, j’ai subi la même détermination à dénigrer mes actions et à me condamner pour des choses que je n’ai pas faites.»

Conscient que le parallèle «affaire Dreyfus-affaire Polanski» pouvait perturber la promotion de son film, Roman Polanski rectifia le tir dans le Nouvel Obs (7 novembre 2019). Cette assimilation peut paraître choquante. Elle révèle une victimisation du cinéaste dans une affaire d’extradition à la demande de la justice californienne pour laquelle il a bénéficié des meilleurs avocats internationaux, des plus fortes garanties judiciaires, de l’assignation à résidence dans son chalet de Gstaad et du soutien de grandes personnalités intellectuelles. Sa situation n’a aucune commune mesure avec la machination vécue par le capitaine Dreyfus – mis au secret, condamné et déporté pour des faits de haute trahison qui lui ont été attribués à dessein et dans la volonté de nuire, de l’exclure de l’état-major et avec lui tous les Français de confession juive aptes aux plus hauts grades de l’armée – et les attaques permanentes dont ont souffert ses défenseurs, incluant le lieutenant-colonel Picquart. Qu’un parallèle puisse être établi là démontre une ignorance de ce qu’est l’affaire Dreyfus et un commerce regrettable de l’histoire pour des considérations personnelles (il existe en revanche un lien entre la vie de Polanski et la persécution des juifs révélée par l’affaire Dreyfus à travers le ghetto de Varsovie dont il est un survivant, produit de la «solution finale» nazie procédant de l’antisémitisme hitlérien).

La deuxième controverse suivit également l’annonce du projet par Roman Polanski. Elle porte sur sa connaissance de l’homme qui a donné son nom à l’affaire et dont, à plusieurs reprises il déprécia le rôle par un savoir incomplet de l’événement et des travaux des différents historiens. Interrogé par le Monde le 5 juillet 2014, il répéta les légendes éculées sur Dreyfus que la recherche avait sanctionné depuis près de vingt ans. Pourtant, endossant des préjugés problématiques, il jugea qu’en matière d’héroïsme, «Dreyfus n’est pas très intéressant. C’est un homme qui n’était pas particulièrement séduisant ni sympathique, même pour les gens qui le soutenaient». Pour lui, il était impossible de fonder un scénario sur un tel personnage si éloigné de son affaire : «Il a passé l’essentiel de la période qui nous intéresse sur une île déserte, l’île du Diable, et, longtemps, il a même été enchaîné à son lit pendant la nuit.»

On va répéter ici, une nouvelle fois, ce que Philippe Oriol, ou Alain Pagès à travers Zola, ou moi-même avons pu établir sur le combat du capitaine Dreyfus, son courage d’officier républicain, sa dimension d’héroïsme démocratique, l’immense solidarité qui l’entoura et dont il fut toujours à la hauteur. Et s’il fallait résoudre ce problème de scénario, pourquoi ne pas s’inspirer du rôle de Lucie Dreyfus et de la correspondance admirable qu’ils échangèrent, lui déporté à l’île du Diable, elle à Paris organisant avec son beau-frère Mathieu la défense de son époux. Plusieurs créations théâtrales récentes ont mis en scène le pouvoir de résistance de leur correspondance (2). Répondant à l’époque à Roman Polanski, je soulignais qu’il n’était certainement pas nécessaire de dégrader l’image de Dreyfus pour mieux promouvoir celle de Picquart et qu’en l’occurrence, voir ce dernier comme un lanceur d’alerte était de plus très abusif (3).

«J’accuse» oblige

Cette contradiction a éclaté au grand jour avec la dernière controverse, la plus récente, résultant du choix de titre, J’accuse pour la version française du film. On peut arguer que cette expression forgée par Emile Zola à la fin de sa «lettre au président de la République» du 13 janvier 1898 est devenue l’emblème des luttes contre les injustices dramatiques.

Toutefois, lorsqu’un film sur l’affaire Dreyfus s’intitule J’accuse, on s’attend à se trouver en présence du combat dreyfusard tel celui incarné par Zola. Choisir un tel titre, qui produit donc de fortes références, pour narrer la trajectoire du lieutenant-colonel Picquart est un contre-sens. Précisément, Picquart est l’anti-Zola. Il désapprouve fortement l’action des dreyfusards qu’il refuse de renseigner, alors même que sa découverte de la culpabilité d’Esterhazy et de l’innocence de Dreyfus auraient pu profondément les aider dans leur propre combat (4). Il s’oppose à sa hiérarchie, les alerte sur les risques considérables que pouvait entraîner leur stratégie de l’étouffement, mais il ne les accuse pas frontalement de forfaiture. Il s’emploie d’abord à se défendre d’attaques menaçantes provenant de l’intérieur de son service de contre-espionnage et de l’état-major. Le cinéaste a vu la faille puisqu’il imagine une rencontre totalement fictive entre Picquart et Zola, en compagnie d’autres dreyfusards, le premier suggérant au second d’écrire «J’accuse».

Cette scène est historiquement impossible. Picquart incarne ceux que l’on dénomma les «dreyfusiens», soucieux d’abord de protéger l’institution militaire en lui permettant une sortie honorable de l’affaire, y compris par le sacrifice du soldat Dreyfus réintégré dans l’armée sans ses années de bagne, le condamnant à une carrière brisée. Ce qui ne fut pas le cas du lieutenant-colonel Picquart, réintégré le même jour par une loi qui lui accorde une pleine reconstitution de carrière, accédant au grade de général de brigade puis très vite nommé général de division et pour finir ministre de la Guerre dans le gouvernement Clemenceau. L’absence de toute réforme de la justice militaire, qui avait démontré son arbitraire et sa dépendance du pouvoir administratif, complète, avec la démission de fait imposée à Dreyfus, le tableau d’une «normalisation» de l’affaire dont Picquart fut l’un des acteurs.

Intituler un film sur l’affaire Dreyfus J’accuse oblige. La vérité historique est à ce prix. La mannequin et photographe Valentine Monnier, ouvrant son manifeste contre le cinéaste (Le Parisien, 8 novembre 2019) qu’elle accuse de viol, le lui rappelait par ces mots : «En choisissant pour titre de son film J’accuse, Roman Polanski ne chercherait-il pas à renvoyer la vérité au fond du puits avant sa révérence, pour se blanchir devant l’Histoire ?». Fallait-il revenir sur ces contextes au risque de fausser la réception du film ? C’est la question du périmètre de «l’oeuvre» qui est ici posée. Mais dès lors que ces contextes résultent de la volonté même de l’artiste, il y a une certaine légitimité à le faire.

Vincent Duclert est l’auteur notamment de Alfred Dreyfus. L’honneur d’un patriote, Fayard, 2006, rééd., 2016, et de l’Affaire Dreyfus (La Découverte, rééd. 2018).


1. «Dans mon expérience, je sais que, très souvent, [lorsqu'] un journal, un magazine, fait une erreur à mon sujet ou écrit des mensonges, si je réagis, ils ont la dernière parole, ils n’admettront jamais qu’ils se sont trompés. Comme l’armée à l’époque.» (RTL, 24 octobre 2013).

2. Cf. Alfred et Lucie Dreyfus, Ecrire, c’est résister, Gallimard Folio, 2019.

3. Voir la biographie très complète de Christian Vigouroux (2008) que vient de rééditer Dalloz.

4. Voir la dernière étude très informée et méthodique de Philippe Oriol, Le faux ami du capitaine Dreyfus. Picquart, l’Affaire et ses mythes (Grasset, 2019).

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