Le jeu dangereux de la Corée du Nord

En organisant le 12 février un troisième essai nucléaire, la Corée du Nord a déclenché une nouvelle crise internationale. Etant donné la position unique qu'occupe la péninsule coréenne au carrefour des quatre puissances que sont la Chine, la Russie, le Japon et les Etats-Unis, toute tension peut avoir des répercussions mondiales, potentiellement nucléaires depuis que Pyongyang dispose de l'arme atomique.

Difficile pourtant de réprimer une sensation de déjà-vu. Aux précédents essais nucléaires, à chaque tir de fusée, chaque année, au printemps, lorsque les Etats-Unis et la Corée du Sud organisent des manoeuvres militaires conjointes, c'est le même scénario. Pyongyang éructe contre l'impérialisme américain, Washington et Séoul répliquent sur un ton martial, l'ONU condamne et l'opinion internationale s'indigne. Et puis la tension retombe. Car la Corée du Nord n'a ni les lanceurs ni la dextérité nucléaire indispensable pour mettre ses menaces à exécution. Elle n'y a surtout pas intérêt : en cas de représailles, le régime serait balayé. A moins de jouer au docteur Folamour, à quoi sert une guerre qu'on est sûr de perdre ?

La crise actuelle a de quoi surprendre. D'abord par sa longueur : voici près de deux mois que Kim Jong-un est monté sur ses grands chevaux. Et il n'a toujours pas dételé. La rhétorique de la guerre froide, qu'affectionnait Kim Jong-il, a fait place aux attaques ad hominem. Jadis traités de pantins à la solde des Etats-Unis, les Sud-Coréens sont désormais de "pauvres crétins" et leur premier ministre, Chung Hong-won, du "chiendent à arracher sans faiblir". L'objectif de Kim Jong-un est plus qu'incertain. Le connaît-il lui-même, se demande le professeur Park Han-shik, spécialiste de la Corée du Nord à l'université de Géorgie, aux Etats-Unis ? Son père excellait dans l'art de bluffer pour rafler la mise : une aide alimentaire, des livraisons de pétrole, du prestige international. Kim Jong-un, lui, semble pris dans une spirale du bluff dont il a de plus en plus de mal à se sortir. Ce n'est plus le bluff qui est en cause, c'est le bluffeur !

INCAPABLE DE SE NOURRIR LE NORD CONNAÎT UNE FAMINE

Sous Kim Jong-il, la Corée du Nord a gaspillé tous ses atouts. Lors de la partition de la péninsule en 1953, le régime communiste avait tout pour réussir : les mines, les barrages, les usines cédées par les Japonais et les ouvriers les plus qualifiés. Le stalinisme industriel de Kim Il-sung a tout gâché. A force de préférer la quantité à la qualité et la planification au marché, l'économie nord-coréenne s'est effondrée. Dans les années 1990, ses usines rappellent Tintin au pays des Soviets : on n'y martèle plus que des tôles rouillées. En outre, une déforestation massive a détruit l'environnement. En 1995 et 1996, des inondations catastrophiques noient le sud du pays. Incapable de se nourrir, le Nord connaît une famine qui fait plus de 2 millions de morts, soit près de 10 % de sa population. Exsangue, le pays vit sous perfusion de l'aide internationale.

Pour Kim Jong-il, qui a succédé à son père en juillet 1994, l'option la plus plausible serait une ouverture économique à la chinoise. Mais il n'en est pas question. Au nom du juche, une idéologie qui mêle marxisme et confucianisme et prône la souveraineté nationale jusqu'à l'autarcie, le régime s'est transformé en dictature militaire. L'armée maintient l'ordre et bénéficie de tous les privilèges. L'économie de marché risquerait de saper les bases de cette aristocratie. Tolérer les marchés ruraux et quelques PME ciblées suffira.

Pour obtenir l'aide internationale, Kim Jong-il a recours au bluff. Il fait jouer la corde humanitaire en médiatisant la famine. Même les camps de concentration qui font régner la terreur sont mis à profit. Les témoignages de rescapés suscitent l'indignation mondiale, mais renforcent les dons. Or Kim Jong-il compte surtout sur le bluff nucléaire. Depuis les années 1980, Pyongyang s'est lancé dans la course à l'atome. Officiellement, il s'agit d'une filière civile. Mais les services de renseignement occidentaux découvrent vite qu'elle dissimule un programme militaire. Pyongyang a alors beau jeu de monnayer l'arrêt de ce programme contre de la nourriture, du pétrole et surtout des devises. La technique est rapidement rodée. On fait monter la tension. On fait volte-face et on obtient l'aide souhaitée.

LA COURSE À L'ATOME A AUSSI L'AVANTAGE DE LÉGITIMER KIM JONG-IL

Le bluff fonctionne une décennie durant. La Chine puis la Corée du Sud installent le long de leurs frontières respectives des zones économiques spéciales qui permettent au Nord de tenir sans se convertir à l'économie de marché. La course à l'atome a aussi l'avantage de légitimer Kim Jong-il aux yeux de son armée et d'asseoir sa popularité au sein d'une opinion hypnotisée par la propagande.

Pourtant, à force de souffler le chaud et le froid, Pyongyang érode sa crédibilité. A compter des attentats du 11-Septembre, George W. Bush considère le Nord comme un "Etat voyou". Lee Myung-bak, le président sud-coréen, rompt en 2007 avec la politique du "rayon de soleil" lancée en juin 2000 lors du sommet intercoréen. Les essais nucléaires d'octobre 2006 et de mai 2009, condamnés par la communauté internationale, isolent davantage la Corée du Nord. C'est donc d'un jeu affaibli qu'hérite Kim Jong-un à la mort de son père, le 17 décembre 2011.

Kim Jong-un n'a pourtant pas de main de rechange. Même si le Nord commence à sortir de l'ornière, il reste dépendant de l'aide extérieure. Sans compter qu'elle lui rapporte des devises, sans doute d'Iran. Sa maîtrise de la technologie nucléaire demeure donc une monnaie d'échange. L'atome permet en outre à Kim Jong-un de donner des gages à l'armée et de consolider son pouvoir. Aussi, après avoir joué un temps de la carotte en conviant les médias à Pyongyang ou en exposant sa vie familiale, renoue-t-il assez vite avec le bâton.

Les circonstances s'y prêtent. Le Nord sait que personne ne souhaite sa disparition à court terme. Ni la Chine, qui a fait main basse sur ses ressources naturelles. Ni les Etats-Unis, qui, grâce à Pyongyang, sanctuarisent leur budget de défense et légitiment leur présence militaire au Sud. Ni le Japon, peu favorable à une Corée réunifiée qui serait un redoutable concurrent. Ni même la Corée du Sud, qui sait que la facture de la réunification minerait sa prospérité, déjà ébranlée par la crise mondiale.

Par ailleurs, Barack Obama, réélu aux Etats-Unis en novembre 2012, est resté dans le jeu. Mais à Séoul, en décembre 2012, Lee Myung-bak a laissé la place à Park Geun-hye, la fille de l'ancien dictateur Park Chung-hee, tandis qu'à Pékin, Xi Jinping vient de succéder à Hu Jintao. Et si le bluff prenait à nouveau ? Kim Jong-un n'hésite pas : nouveau tir de missile en décembre 2012, nouvel essai nucléaire en février, proclamations belliqueuses depuis.

C'est là où le bât blesse. Certes, il fallait bien monter d'un ton pour désarmer les sceptiques. Fin mars, c'est la visite de la ministre française d'origine coréenne Fleur Pellerin qui fait l'actualité, pas les rodomontades du Nord. Le 9 mars, l'état-major de l'armée sud-coréenne n'a pas annulé son tournoi de golf, pas plus que la commission parlementaire de défense n'a renoncé à un déplacement à l'étranger.

Pour être pris au sérieux, Kim Jong-un n'en a-t-il pas fait trop et pas assez ? Pas assez car ses menaces peinent à convaincre. Son état-major de campagne atteste de moyens bien défraîchis. Au-delà de l'escalade verbale, la mobilisation générale, la dénonciation de l'armistice de Panmunjeom (1953), le rejet du traité de coopération intercoréen de 1991 ou le blocage de la zone industrielle de Kaeseong sentent le réchauffé.

LE NOVICE KIM JONG-UN AURAIT ENCORE DU MAL À BLUFFER

Il en a aussi fait trop car, à force de provoquer, Washington et Séoul commencent à surenchérir. Des avions B-52 ont été déployés autour de la péninsule dès le 19 mars et, depuis le 2 avril, la présidente Park a formé une cellule de crise. Même Pékin, qui n'était jusque-là pas fâché que l'hystérie nord-coréenne masque la renaissance discrète de son impérialisme, commence à froncer les sourcils. Pire encore, d'après des informations recueillies au Sud, les Nord-coréens eux-mêmes donneraient des signes de lassitude. En somme, le novice Kim Jong-un aurait encore du mal à bluffer.

Que faire à part une volte-face ? Certes, abandonner la partie sans compensation donnerait raison au proverbe coréen : "Le roquet qui aboye ne mord pas." Mais prolonger le bras de fer risquerait de mettre le feu aux poudres. Comme la légitimité de la dynastie Kim semble trop enracinée pour que l'armée soit tentée de porter un nouveau dirigeant sur le pavois, c'est donc bien à Kim Jong-un de trouver une issue.

La porte est étroite, mais elle existe. Jusqu'ici, la présidente Park n'a fait l'objet d'aucune critique : elle peut servir de recours. Depuis le 2 avril, on note aussi dans l'entourage du dirigeant nord-coréen la réapparition de son oncle Jang Song-taek qui passe pour un proche de Pékin et un partisan de l'apaisement. Kim Jong-un va-t-il choisir cette option ?

Jusqu'ici, cet ambitieux avide de pouvoir s'est comporté comme l'empereur romain Commode. Saura-t-il ruser comme Octave ? Toute la question est là.

Pascal Dayez-Burgeon, historien.

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