Le Kurdistan turc se retrouve sous un régime d’occupation militaire brutale

Les Nations unies viennent de publier un rapport accablant sur les « graves violations des droits de l’homme » et des crimes de guerre perpétrées par la Turquie dans « ses » provinces kurdes (« Report on the Human Rights Situation in South-East Turkey. July 2015 to December 2016 », HCDH).

Le rapport dénonce en particulier la destruction partielle d’une trentaine de villes et localités, souvent à l’arme lourde, et les massacres de civils dans le cadre du conflit contre la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Derrière la triste des noms de villes victimes, il y a des hauts lieux de l’histoire et de la mémoire collective des populations locales. Ainsi, le quartier médiéval de Hançepek de Diyarbakir, si cher aux chrétiens arméniens et syriaques de la ville, détruit à 90 %, est interdit d’accès. A Nusaybin, ancienne Nisibe, dont les penseurs traduisirent dès le VIe siècle les philosophes grecs en araméen, textes qui furent à la base des traductions arabes ultérieures, l’ONU dénombre 1 786 immeubles détruits.

Silvan, qui sous son nom médiéval de Mayafarqin, fut au Xe et au XIe siècles la capitale du tout premier Etat kurde du Moyen Age, est en partie détruite. Comble d’humiliation, l’armée a confisqué ses résidences historiques, pour les transformer en commissariat de police. Cizre qui fut la capitale d’une principauté kurde pendant quatre siècles, où se déroule l’histoire des amours malheureuses de Mem et Zîn, épopée nationale kurde, dont la version écrite remonte au XVIIe siècle, est en partie détruite.

Le régime s’en prend aux fondements de l’identité kurde

Sirnak dont le nom kurde (şernex, lire Charnakh) signifie la Ville de Noé car située non loin du Mont Djoudi où selon le Coran l’arche de Noé se serait posée, n’est plus qu’un amas de ruines. Selon l’estimation de l’ONU de 350 000 à 500 000 personnes ont été déplacées de ces villes kurdes martyres.

Le régime turc qui dans les années 1990 avait évacué et démoli 3 500 villages kurdes provoquant le déplacement forcé de plus de deux millions de paysans kurdes et la destruction de leur économie agropastorale s’en prend désormais aux villes, au patrimoine historique et culturel, à la mémoire collective, fondements de l’identité kurde. Les districts et quartiers détruits sont expropriés par l’Etat qui planifie d’y reconstruire d’affreux immeubles HLM où ils comptent loger ses affidés.

Ankara justifie ces destructions massives par les nécessités de la guerre contre la guérilla urbaine des partisans du PKK. En somme, pour mater des jeunes gens dressant des barricades ou creusant des fossés afin de ralentir l’avancée des forces spéciales turques dans leur quartier, celles-ci avaient le droit de détruire à l’arme lourde, avec des chars et des hélicoptères de larges secteurs d’une trentaine de villes. Si elle devait suivre cette logique digne de Tamerlan, la police française aurait en mai 1968 dû raser le Quartier Latin où de nombreuses rues étaient érigées de barricades.

En fait, le pouvoir turc cherche à punir les villes qui sont des bastions du patriotisme kurde et qui ont résisté à toutes les tentatives de séduction et de corruption du parti de la Justice et du Développement (AKP) d’Erdogan. Aux élections municipales de mai 2014, elles ont élu une centaine de maires kurdes autonomistes avec des scores allant de 65 % à 90 %. En juin 2015, elles ont voté massivement pour les candidats du parti démocratique des peuples (HDP) privant l’AKP pour la première fois de son histoire d’une majorité parlementaire.

Le calcul politique d’Erdogan

Fragilisé, le président turc a choisi de rompre le processus de paix avec les Kurdes et relancer la guerre contre le PKK dans l’espoir de s’attirer les suffrages des ultranationalistes turcs du MHP. Ce calcul machiavélique lui a permis de retrouver en novembre 2015 une majorité parlementaire mais au prix d’une polarisation accrue, porteuse d’un climat de guerre civile larvée qui a favorisé la tentative du putsch militaire raté du 15 juillet 2016.

Le président turc, de plus en plus isolé et menacé, met toute son énergie pour conserver son pouvoir de plus en plus autocratique. Il qualifie de « traîtres » ou de « terroristes » tous ses opposants réels ou potentiels, accuse les Etats-Unis de conspiration, les Européens et notamment l’Allemagne de soutenir et protéger les terroristes. L’outrance va jusqu’à considérer comme terroristes ou alliés des terroristes les millions de citoyens turcs qui oseraient voter « non » au référendum constitutionnel appelé à consacrer son hyperprésidence et préparer la voie à la transformation de la Turquie en une république islamique.

C’est sans doute dans cette perspective et afin de faire taire toutes les voix susceptibles de mener campagne contre lui qu’il a fait embastiller depuis octobre dernier une douzaine de députés du HDP dont son charismatique coprésident Salahettin Demirtas, incarcéré dans une prison de haute sécurité à Erdirne, à plus de 1 500 km de la ville de Diyarbakir et menacé d’une peine de 142 ans de détention pour délit d’opinion.

Comme à l’époque du parti unique des années 1920-1940

Le président turc qui, depuis juillet 2016, gouverne le pays par des décrets-lois dignes de ceux de la junte militaire de 1980, a également fait destituer 85 maires kurdes élus, remplacés par des administrateurs judiciaires nommés par son ministre de l’Intérieur. Près de 3 000 élus et responsables politiques kurdes sont actuellement en prison. Parmi eux, Mme Gulten Kisanak, maire de Diyarbakir, première femme élue maire d’une grande ville dans l’histoire de la Turquie et une trentaine d’autres femmes maires.

Le Kurdistan turc, privé de ses représentants élus, se retrouve comme à l’époque du parti unique des années 1920-1940 sous un régime d’occupation militaire brutale.

Les députés, maires et élus kurdes emprisonnés sont accusés de liens avec l’organisation « terroriste PKK » avec laquelle le gouvernement turc négociait officiellement jusqu’en juin 2015 ! Dans un Etat de droit digne de ce nom, ils auraient dû comparaître en prévenus libres pendant les poursuites judiciaires, être jugés par un tribunal indépendant et n’être incarcérés qu’une fois d’éventuelles condamnations confirmées en appel et les recours juridiques épuisés. Leur mise en détention devrait être suivie par l’organisation d’élections afin de pourvoir leurs postes devenus vacants.

La Turquie n’est pas un Etat de droit

Mais la Turquie n’est pas un Etat de droit. Le bon plaisir et les humeurs de son président y ont force de loi. Les juges et procureurs se sentent obligés de faire preuve de zèle pour complaire au pouvoir sous peine d’être à leur tour destitués et jetés en prison sous l’accusation d’appartenance à l’organisation « terroriste » du prédicateur Gülen (FETO) qui jusqu’en 2014 était encore l’allié choyé de M. Erdogan et qui en est devenu la bête noire depuis que les médias qui lui étaient proches ont dénoncé les scandales de corruption touchant sa famille et plusieurs de ses ministres.

Tous ces médias, journaux, chaînes de télévision, écoles, associations, syndicats, universités privées, soit plus d’un millier d’entités d’opposition turque et kurde ont été fermées, leurs biens confisqués, leurs dirigeants incarcérés.

Citée, en exemple de « démocratie musulmane » lors des printemps arabes, la Turquie de M. Erdogan, avec ses 43 000 prisonniers politiques est désormais devenue le premier pénitentiaire politique du monde. Son maître terrorise les pays européens par son chantage sur l’envoi massif des migrants. L’Europe se contente de fermer les yeux sur ses violations massives des droits de l’homme, se bouche les oreilles pour ne pas entendre ses diatribes véhémentes et ses insultes récurrentes, fait le gros dos dans l’espoir que l’orage turc va finir par s’apaiser. Un silence assourdissant, honteux, qui indigne les citoyens attachés aux valeurs proclamées d’Europe et désespère les démocrates kurdes et turcs.

Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris.

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