Le Liban fait l’effet d’un avion dont le pilote a sauté en parachute

La démission surprise, depuis la capitale saoudienne Riyad, du premier ministre libanais Saad Hariri a suscité des réactions paradoxales au Liban.

D’un côté, la dissolution d’un rare gouvernement d’unité nationale, dans ce pays ou se déchire, traditionnellement, une multitude de factions issues de la guerre civile, ébranle une stabilité fragile.

De l’autre, ce coup d’éclat redonne de l’importance au Liban, qui se situait à la marge, depuis des années, des grands enjeux régionaux. Une armée de commentateurs politiques libanais semble revivre, surenchérissant de théories flamboyantes : Hariri a été kidnappé… Israël va attaquer… Des explosions secouent Riyad… Le Liban, de retour au centre du jeu, a peur et respire à la fois.

Rien de bon à attendre de ce coup de projecteur

Ce climat psychologique se comprend historiquement. Le Liban est une terre aussi riche humainement que pauvre en ressources, aussi petite que connectée au monde, par son immense diaspora, ainsi que ses factions politiques, qui toutes cherchent des points d’appui étrangers. Le Hezbollah, mouvement chiite lourdement armé, a raison de reprocher à Hariri son abandon de poste depuis l’Arabie saoudite, si ce n’est qu’il placarde, sur tous les murs, des portraits du Guide suprême iranien…

Le Liban a toujours vécu, pour le meilleur et pour le pire, d’une attention extérieure exagérée. C’est ce qui l’a rempli (de populations diverses cherchant refuge), défini dans ses frontières actuelles (à l’époque coloniale), ravagé (durant la guerre civile) et enrichi (de capitaux divers).

Aujourd’hui, cependant, il n’y a rien de bon à attendre de ce coup de projecteur. Les motivations vraisemblables de Hariri peuvent aider à discerner pourquoi. Lorsqu’il a accepté, en novembre 2016, de devenir premier ministre, au prix d’une réconciliation avec le Hezbollah, soupçonné d’avoir assassiné son père Rafic, Saad Hariri était acculé. Il était marginalisé au sein du système saoudien, au sein duquel il a passé son enfance. Saudi Oger, l’entreprise familiale sur laquelle repose le clientélisme propre à toute politique libanaise, était (et demeure) au bord de la banqueroute. Assumer la primature consistait à se donner une chance de faire son « come-back ».

Cet espoir a été déçu. Au pouvoir, il reçut un soutien ténu du monde extérieur, limité à la question des réfugiés syriens — tandis que Riyad continuait de l’ignorer. Il hérita d’une économie donnant tous les signes d’une grave crise structurelle — conséquence des incuries cumulatives de gouvernements successifs. Son propre cabinet s’avéra incapable de formuler un quelconque projet de redressement, au-delà de réformes fiscales essentiellement sans rapport. Sa base sociale se rétrécissait, à l’approche d’un nouveau cycle électoral. Et une normalisation graduelle des relations entre Beyrouth et Damas le plaçait dans une position intenable. On ne peut que spéculer sur la nature exacte de l’issue offerte par Riyad, mais Hariri avait des raisons de chercher la sortie de secours.

Tension avec l’Iran et le Hezbollah

Du point de vue saoudien, son retrait accroît la pression sur le Hezbollah, accusé d’aider le régime syrien, d’apporter un soutien technique au développement de milices chiites à travers la région et d’accumuler un arsenal militaire toujours plus impressionnant. Israël et les Etats-Unis semblent eux aussi faire monter la tension avec l’Iran et le Hezbollah, qui leur donnent volontiers le change. Un scénario de guerre se profile donc. Loin d’être certaine, elle aurait des conséquences potentiellement dévastatrices pour le Liban, d’autant qu’on se demande qui, désormais, financerait la reconstruction. Le Hezbollah, par contre, n’aurait qu’à survivre pour crier victoire, et se retrouverait donc en terrain familier.

L’économie libanaise, en revanche, est un levier plus menaçant. Sans gouvernement un tant soit peu crédible, le pays aura beaucoup de mal à lever les fonds, dont il a urgemment besoin pour se refinancer. Une crise frapperait durement la population, mais la responsabilité en incomberait, dans cette logique, à ceux qui imposent leur volonté sur le Liban par les armes, à savoir le Hezbollah. Cette fois, des calculs étrangers pourraient causer la ruine du pays sans perspective identifiable de renflouement.

Mais le plaisir équivoque que les Libanais prennent à être un enjeu de géopolitique est trompeur. Le fond du problème n’a rien à voir avec les rapports de force entre Iran et Arabie saoudite, Israël et Hezbollah, ou régime syrien et Occident. Le pays se désagrège de lui-même, en raison d’une corruption et d’une mauvaise gouvernance endémiques. Les diversions extérieures ne servent, justement, qu’à excuser toutes les inepties à domicile. Si le Liban, depuis des décennies, ne traite pas ses propres poubelles, cela n’est pas la faute de Riyad ou Téhéran. C’est trop facile, aussi, de blâmer les réfugiés pour une économie sabordée par la classe politique elle-même.

Aujourd’hui, le Liban fait l’effet d’un avion négligé de longue date, dont le pilote a sauté en parachute. Un autre passager pourrait se saisir des commandes, mais tous les moteurs sont éteints. Et ce vieux coucou plane en attendant un improbable sauvetage en vol, en se disant que, sauf à se prendre un missile israélien, tout ira bien.
Peter Harling, Fondateur et directeur de Synaps.

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