«Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes.» L’aphorisme de notre grand Bossuet illustre assez bien ce qu’il se passe dans la France profonde qui se moque des cris d’orfraies parisiens en ces temps caniculaires. Or c’est dans des millions de petits gestes citoyens que se joue en réalité la victoire contre l’effondrement écologique. C’est un peu ce que m’inspire l’épisode de la veille dans un petit hameau de Normandie.
Tout commence par un après-midi caniculaire. Le maire, en voiture climatisée, s’arrête devant une belle haie d’éléagnus. «Il faudrait la tailler, elle gêne la visibilité du carrefour», dit-il d’un air sévère. Surnommé «la plante de lumière», ce végétal produit de belles fleurs couleur crème odorantes durant l’été pour le plus grand plaisir des insectes butineurs et il a le terrible défaut de gonfler alors un peu. A l’automne, ses fleurs laissent place à de petits fruits comestibles, cette fois pour le grand bonheur des oiseaux… mais à condition d’être récoltées à maturité, et donc de ne pas être taillées pendant l’été. CQFD pour un maire rural en place depuis plus de vingt ans, c’est-à-dire enfant de la société du tout-voiture des Trente Glorieuses et père de l’introduction des traitements chimiques généralisés dans cette Normandie profonde où le glyphosate a remplacé le calva dans les fermes.
D’autant que le pauvre éléagnus est en réalité le bouc émissaire d’un croisement effectivement scabreux à la sortie en raison d’une pente raide sur gravier, sans visibilité tant à droite qu’à gauche. Or il s’avère qu’il s’agit en réalité d’un très vieux chemin communal en terre goudronné récemment par le même maire qui a transféré en zone constructible une parcelle de prairie en zone humide alors que les vieilles maisons de ce hameau classé monument historique tombent en ruine avec le départ des anciens.
Triste symbole d’un phénomène plus large
Le nouveau propriétaire, lui, a construit un chalet en pin et s’est empressé de raser toute la végétation, dont des arbres centenaires, pour installer une pelouse exposée plein soleil. Les arbres, rescapés mais fragilisés, ont subitement attrapé des maladies qui les condamnent à l’abattage. La mare naturelle de réception des eaux pluviales s’assèche irrémédiablement et toute la biodiversité avec, affectant par ricochet la survie de la toute proche tourbière. Cette fierté du hameau, en danger de disparition, a pourtant été classée dans un arrêté préfectoral Natura 2000, avec un budget public conséquent pour sa restauration.
L’éléagnus est surtout le triste symbole d’un phénomène plus large où le maire rejette (un peu vite) la responsabilité sur la pyramide des services chargés de l’entretien des routes au nom de la seule sécurité routière : le fauchage systématique et répété de toutes les bordures et talus de route jusque sur des largeurs et des hauteurs de plus de deux mètres parfois. Nos communes ont eu droit à un premier fauchage non raisonné au mois de mai, puis un autre mi-juillet. A cette période par exemple, des monstres de 200 chevaux ont systématiquement rasé les fleurs d’été au beau milieu ou au début de leur floraison.
Comme dirait aujourd’hui Jean de La Fontaine, adieu les aigremoines eupatoires (herbe de Saint-Guillaume) qui venaient juste de sortir, comme les millepertuis, les séneçons jacobée, ou les premières têtes de centaurées jacées et de scabieuses, toutes vitales pour les abeilles et papillons et donc leurs chenilles, mais aussi toute la flore ambiante qui se reproduit ainsi, y compris dans nos jardins et vergers. Adieu aussi les vipérines, les douces-amères, les lamiers blancs, les camomilles, les valérianes officinales, les mauves, et surtout les magnifiques angéliques des bois en pleine formation de leurs ombelles dont nos grands-mères faisaient des sucres d’orge naturels pour les enfants. Adieu enfin les bétoines officinales présentes dans toutes les pharmacopées de nos anciens.
Silence mortel
Pire sans doute, le massacre des talus de bruyère raclés littéralement comme les coquilles Saint-Jacques alors qu’elles étaient en début d’une floraison indispensable aux abeilles et bourdons et qu’elles ne montent qu’à quelques centimètres, et ne peuvent guère compromettre la visibilité des conducteurs – c’est pourtant l’argument répété des organismes publics en charge de l’entretien des routes, mairie, conseil général ou préfecture.
Le tronçon de la départementale ressemblait, au 14 juillet, à ces fonds marins morts que l’on montre dans les documentaires nature. Un silence mortel, une vision martienne alors que nous sommes au beau milieu du parc naturel régional de Normandie-Maine, entretenu à grands frais. Pas de fleurs, pas d’insectes, plus d’oiseaux, plus de batraciens, plus de serpents, plus de prédateurs des mulots et autres petits rongeurs, plus de pollinisation, chute de la diversité, érosion des sols et fragilisation face aux tempêtes qui durcissent avec le temps, et enfin chute de l’hygrothermie.
D’autant que la pratique massive d’herbicides, glyphosate et autres produits de synthèse ces dernières années dans les champs de la région a condamné le peu de biodiversité restante à se réfugier sur les bords des champs et des routes comme chacun peut encore le voir désormais. Mais pour combien de temps ?
Jean-Joseph Boillot, Conseiller à l'Institut des Relations Internationales et Strategiques IRIS.