Le Mali en otages

Semaine singulière, entre joie et larmes, qui a vu quatre Français libérés par leurs geôliers jihadistes de trois ans de captivité saharienne, et quatre jours plus tard deux autres Français tués par des individus issus de la même mouvance. Ces deux événements si proches se sont télescopés dans un énorme buzz médiatique, où les pleurs des proches et des collègues l’ont disputé à l’émotion des familles réunies, sur fond de rumeurs, de débats et de polémiques sur la réalité des rançons et des contreparties accordées par la France aux ravisseurs, tout autant que sur l’identité des meurtriers des journalistes de Radio France internationale (RFI).

On ne peut de fait qu’être heureux de la fin du long calvaire de quatre otages, et indigné et affligé par l’assassinat de deux reporters dans l’exercice de leur fonction indispensable d’information. Mais on ne peut néanmoins pas non plus ne pas ressentir un certain malaise dans cette avalanche d’images et de paroles. Dans cette émotion très largement franco-française, quelle place réelle tiennent en effet le Mali et les Maliens eux-mêmes, quels qu’ils soient ? Nous avons assisté en boucle à la descente d’avion des quatre otages libérés, à leur accueil présidentiel, et des commentaires sordides sur leur apparence vestimentaire et leur pilosité ont suscité l’indignation. Nous avons partagé les sanglots des collègues et amis des deux journalistes tués, et exigé en chœur la liberté d’informer.

Mais nous avons aussi entendu se répandre des amalgames hasardeux, confondant rebelles et jihadistes, terroristes et Touaregs, Arabes et trafiquants, dans un essentialisme communautaire s’occupant peu de la complexité du réel. Et cette même semaine, d’autres événements, qui peuvent aussi susciter l’espoir ou la rage, se sont déroulés sans que l’on en parle, sans même éventuellement qu’on en connaisse l’existence en France.

Amalgames hasardeux

Cette même semaine, des Assises nationales sur le Nord se sont tenues à Bamako. Des milliers de participants ont évoqué la crise que connaît le Mali depuis cinquante ans et plus particulièrement depuis janvier 2012, lorsqu’a éclaté la dernière rébellion d’une série de révoltes qui remontent aux années 60. Les Maliens de toutes les régions ont évoqué et espéré un nouveau contrat social, à l’invitation du président, Ibrahim Boubacar Keita, à «se remobiliser pour bâtir un Mali réconcilié avec son histoire et respectueux du passé».

Cette même semaine, des représentants du Mouvement arabe de l’Azawad (MAA), du Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA) et du MNLA (Mouvement national pour la libération de l’Azawad) se sont réunis à Ouagadougou, et ont cherché, malgré leurs divergences, à établir une plateforme commune de revendications. Celle-ci, dans une déclaration finale, affirmait le 3 novembre que «seule une solution politique peut assurer la paix, la sécurité et le développement, qui constituent les aspirations légitimes du Peuple de l’Azawad, et contribuer à la stabilité de la sous-région». Elle regrettait aussi que «la communauté internationale ne mette pas suffisamment l’accent sur la dimension politique du conflit opposant l’Azawad au Mali depuis 1960 et se limite à la lutte contre le terrorisme, le narcotrafic et les aspects de déstabilisation qui ne sont que les conséquences de la négation du problème de fond».

Cette même semaine, les militaires français de l’opération Serval, et africains de la Minusma et de l’armée malienne, réunis dans l’opération Hydre, cherchaient les caches d’armes et les groupes jihadistes pour répondre au regain d’attaques kamikazes, dont l’assaut sur Tessalit qui le 23 octobre, peu avant cette même semaine, avait occasionné la mort de plusieurs soldats tchadiens. D’autres attentats ayant visé des localités telles que Gao avaient les jours précédents tués des dizaines de gens, soldats ou civils maliens ou venus d’autres pays africains. Qui s’en soucie, qui les pleure en France ?

Cette même semaine, le 3 octobre, trois vieux chefs de fraction nomades, munis d’un ordre de mission et mandatés pour une action de paix et de conciliation par l’amenokal Intalla, chef coutumier des Touaregs de Kidal, ont été pris à parti par huit véhicules de l’armée malienne et de la Minusma et ont été battus à mort et torturés, à tel point que deux d’entre eux sont aujourd’hui toujours inconscients à l’hôpital de la ville. Qui en parle et qui s’en émeut ?

Cette même semaine, les négociations prévues par l’accord préliminaire de Ouagadougou, signé en juin, ne se sont toujours pas tenues. Pourtant l’accord prévoyait qu’après «la présidentielle et soixante jours après son installation, le nouveau gouvernement malien» lancera un «dialogue inclusif». Ces «pourparlers de paix» avec les communautés du Nord, le MNLA et le HCUA et les autres groupes armés doivent notamment permettre de décider du statut de la région nord, «désignée sous le terme Azawad» par les mouvements touareg.

Ce pays n’est pas qu’un décor

Pourtant encore, ces accords n’engageaient rien de moins que l’Etat malien, les mouvements armés, l’Union africaine, l’Union européenne, les Nations unies et l’Organisation de la coopération islamique, sans parler des médiations nigériane et burkinabé. Qui le rappelle, qui s’étonne ou s’indigne d’un retard qui s’alourdit au détriment du règlement de la crise profonde que connaît le Mali ?

Ce pays n’est pas qu’un décor, un environnement exotique des actions ou des souffrances françaises. C’est un pays qui a souffert et qui souffre lui aussi du jihadisme. C’est un pays entier qui a été pris en otage par des terroristes. C’est un pays où des millions d’hommes et de femmes vivent ces événements dans leur chair et pas seulement sur des écrans, et qui aspirent au retour de la paix. L’opinion française est focalisée par les otages, les rançons, les meurtres de compatriotes, la dangerosité de jihadistes qui pourraient commettre des attentats sur le sol français, et qui s’attaquent aux Français à l’étranger. C’est compréhensible et c’est bien normal.

Mais si les préoccupations françaises ne s’étendent pas aux conditions politiques qui permettront le retour à la paix entre les Maliens eux-mêmes, en les accompagnant et les aidant sur ce chemin, les bases d’une victoire réelle sur le jihadisme ne seront pas réunies. Qui plus est, les tensions s’exaspérant, c’est une large partie du Sahel dans son ensemble qui peut connaître une déflagration encore plus désastreuse, entraînant les pays voisins dans un effondrement tel que la résolution de la crise pourra devenir très hasardeuse. Les larmes ne suffiront pas.

Pierre Boilley, professeur d’histoire de l’Afrique contemporaine à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Centre d'études des mondes africains (Cemaf).

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