L’allaitement maternel exclusif, pendant les six premiers mois de vie, continue de gagner du terrain dans les pays en développement. Après plus de 30 ans de lutte menée par les professionnels de santé et la société civile, ce succès reste fragile. L’industrie alimentaire, qui a beaucoup plus de peine à promouvoir les laits artificiels pour les nourrissons, cherche aujourd’hui de nouveaux débouchés.
Si l’industrie alimentaire ne vise plus autant les bébés de moins de six mois, par contre les enfants plus âgés sont davantage ciblés car la volonté reste de soumettre au marché l’alimentation de l’enfant. Et c’est là qu’intervient l’aliment thérapeutique prêt à l’emploi (ATPE*), encore écrit au singulier, mais qui risque demain de prendre des formes – et donc des indications d’utilisation – des plus variées.
Le concept de ce produit industriel – créé au départ pour traiter la malnutrition aiguë sévère (MAS) lorsque l’appétit de l’enfant est conservé – représente une avancée majeure en santé publique. L’ATPE permet en effet de soigner en ambulatoire (à la maison avec des consultations hebdomadaires au centre de santé) des enfants qui, sinon, auraient dû être hospitalisés pour des périodes de trois à quatre semaines. Trois-quarts environ des enfants en MAS peuvent être pris en charge hors de l’hôpital; pour le quart restant, le traitement hospitalier reste de mise. Guérir chez soi, dans sa communauté, est un mieux incontestable, car l’hôpital, s’il soigne et guérit, est malheureusement aussi un espace de contamination possible par des maladies infectieuses qui s’attrapent spécifiquement en milieu hospitalier. L’autre avantage majeur de cette nouvelle approche thérapeutique, c’est qu’elle permet de soigner des enfants malgré la pauvreté de leurs familles ou l’éloignement des structures de santé. Cette forme de traitement de la malnutrition aiguë sévère permet donc d’accroître fortement la couverture thérapeutique.
Jusque-là tout va bien. Le problème commence lorsqu’à ce concept d’ATPE (avec T pour thérapeutique) se substitue indûment celui d’aliment prêt à l’emploi (APE, aliment industriel sans objectif de traitement d’une maladie comme c’est le cas pour la MAS). Car aujourd’hui l’«aliment personnalisé» pour le petit enfant se cherche un nouveau marché. Il se présente comme ayant la double fonction d’alimenter et d’assurer le bien-être. D’aucuns rêvent à une consommation à large échelle de tels produits industriels, qui répondraient à toute une série d’indications, comme le développement intellectuel ou physique (une plus grande taille). On dépossède ainsi des familles de leur capacité à nourrir leurs enfants, selon les possibilités que leur offrent tant leur culture nutritionnelle que l’agriculture locale. Ce point a déjà fait l’objet de nombreux débats et combats, menés par les défenseurs du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes.
C’est dans cette optique qu’il faut interpréter l’issue de deux réunions d’experts réunis par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) afin de produire des recommandations pour prendre en charge les enfants avec malnutrition aiguë modérée (MAM).
La première réunion a eu lieu à l’automne 2008, durant laquelle deux enjeux stratégiques se sont joués. Tout d’abord, une nouvelle définition extrêmement large de la malnutrition aiguë modérée, abandonnant le mot «aigu», a été proposée. En troquant le concept de MAM contre celui plus général de malnutrition modérée (MM), le marché potentiel passe de 60 millions à 200 millions d’enfants à travers le monde. Ce nouveau concept de MM regroupe en réalité deux problèmes très différents, et dont les causes divergent: la MAM (petit poids par rapport à la taille) d’une part et le retard de croissance (petite taille par rapport à l’âge) d’autre part. Cette nouvelle définition n’a pas fait l’objet d’un débat; elle a en réalité été présentée comme une bonne idée, ne prêtant pas à discussion pour les organisateurs de la réunion. Ensuite, certains experts ont tenté d’imposer l’ATPE (le Plumpy’nut de Nutriset en réalité), non seulement pour la prise en charge de la MAS mais aussi de la MM. Ce point n’a heureusement pas fait consensus. Toutefois, entre un aliment thérapeutique contre la MAS et la nutrition satisfaisante d’un enfant avec MAM, l’idée d’un aliment spécifique intermédiaire a bien été approuvée. Elle n’est pas fausse en soi mais peut ouvrir à des interprétations malencontreuses. Lors de cette première réunion, les tenants des approches éducatives basées sur l’utilisation de produits locaux, disponibles à des prix acceptables pour les familles, ont clairement senti qu’ils n’avaient pas voix au chapitre.
La seconde réunion s’est tenue au début 2010. Elle a ciblé exclusivement les questions relatives à la supplémentation alimentaire face à la malnutrition modérée, écartant d’emblée les autres composantes, d’après nous plus fondamentales. Lors de cette réunion, le représentant de Terre des hommes a fait circuler les résultats thérapeutiques obtenus en Guinée pour les enfants en MAM. Ceux-ci sont suivis chaque semaine jusqu’à récupération d’un poids normal. Le soutien éducatif et psychosocial des mères des enfants concernés est au cœur de l’approche thérapeutique. Les mamans participent au minimum une fois par semaine (durant trois à huit semaines) à des démonstrations culinaires pour la préparation de bouillies.
Eventuellement, selon les possibilités offertes par le Programme alimentaire mondial (PAM), des portions alimentaires sont distribuées aux mamans de façon hebdomadaire. Ces portions dites «sèches» (car il faut les diluer dans l’eau avant de les cuire et de les consommer) contiennent un prémix de farine, de sucre et d’huile, soit des ingrédients compatibles avec les habitudes culinaires des familles. Cette approche «éducative», promue par Terre des hommes et beaucoup d’autres acteurs – et recommandée par le ministère de la santé en Guinée – a fait l’objet d’observations minutieuses depuis 2008. Le taux de succès est majeur: 95% des enfants pris en charge retrouvent une croissance normale de leur poids.
Des lobbys de l’industrie alimentaire agissent pour imposer une solution thérapeutique qui passerait par un produit industriel prêt à l’emploi. Certains «experts» prétendent qu’il est impossible de soigner avec succès plus de 70% d’enfants souffrant de malnutrition modérée sans recours à ces produits commerciaux. Les résultats obtenus par l’équipe de Tdh et ses partenaires en Guinée réfutent ce point de vue.
Le défi que représente la faim dans le monde – et plus précisément la malnutrition des enfants – devient un enjeu commercial. L’appétit des marchands est plus aiguisé que jamais, depuis que la Banque mondiale a annoncé qu’il faudra consacrer 12 milliards de dollars par an contre la malnutrition dans les années à venir (en moyenne 350 millions de dollars annuels entre 2004 et 2007). L’utilisation d’un aliment thérapeutique prêt à l’emploi (ATPE) pour la malnutrition aiguë sévère est – comme nous l’avons explicité plus haut – un progrès indéniable de santé publique. Toutefois, si cela devait devenir la panacée pour tout problème nutritionnel, on irait vers une dépendance accrue à l’égard d’un produit souvent importé et une déresponsabilisation des familles et des communautés face à la protection et à la santé de leurs enfants.
* Un beurre de cacahuète mélangé à du sucre et du lait, enrichi en vitamines et minéraux, conditionné en petits sachets individuels, qui ne demande ni cuisson ni adjonction d’eau, consommable tel quel et qui se conserve longtemps, même dans les pires conditions climatiques. Un produit qui doit être considéré comme un médicament, en particulier en raison de la forte concentration en potassium qu’il contient.
Jean-Pierre Papart et Michel Roulet