Le Maroc exporte ses djihadistes

A mesure que le territoire de l’organisation Etat islamique (EI) se désintègre, deux modèles de djihadisme se répandent dans le monde entier, et tout particulièrement en Europe.

Le modèle d’individus désemparés : on les trouve parmi les demandeurs d’asile déboutés – comme le Tunisien Anis Amri, qui a tué au volant d’une camionnette douze personnes le 19 décembre 2016 à Berlin –, ou parmi les jeunes réfugiés en perte de repères – comme Riaz A., cet Afghan de 17 ans qui a attaqué à la hache quatre personnes dans un train en Allemagne, le 18 juillet 2016. Les individus en question se sont réclamés de l’EI, qui a confirmé leurs revendications.

Les attentats de Londres du 22 mars 2017 relèvent aussi de ce type, même si les individus impliqués n’étaient pas des immigrés de première génération ni des demandeurs d’asile. Toujours est-il que des personnes plus ou moins isolées peuvent lancer des attaques au nom de l’EI, avec ou sans son accord préalable.

Citoyenneté non accomplie

Un autre modèle trouve sa place dans le dispositif djihadiste de l’EI : celui d’un groupe plus ou moins entraîné mais très structuré – une dizaine de membres pour les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, une douzaine au moins dans les attentats du 17 août 2017 à Barcelone et à Cambrils –, faisant beaucoup plus de morts et de blessés.

Dans les attaques de premier type, l’origine des terroristes est diverse : un Afghan, puis un Tunisien dans les attaques successives de Berlin, un Anglais de souche asiatique pour l’attaque de Westminster.

En revanche, pour les attaques structurées – celles du 13 novembre 2015 à Paris, du 22 mars 2016 à Bruxelles, du 17 août en Espagne –, les Marocains d’origine sont les plus nombreux.

Dans la vaste zone qui inclut la France, l’Espagne et la Belgique, la diaspora marocaine montre des signes de radicalisation, notamment celle d’origine amazigh, réprimée par le pouvoir marocain et pénétrée de son sentiment d’infériorité et d’indignité de citoyens de seconde zone en Europe.

Autant le modèle allemand de djihadisme est marqué par des individus plus ou moins déboussolés et récemment installés appartenant à la première génération, autant les modèles français, belge et espagnol portent l’empreinte d’une citoyenneté non accomplie et d’un sentiment de refus d’intégration après une longue période de séjour, impliquant en majorité la deuxième génération.

Le paradoxe espagnol

En France, le sentiment de non-citoyenneté d’une grande partie des jeunes d’origine marocaine joue un rôle-clé dans leur malaise : ils se sentent asservis à des formes néocoloniales d’humiliation.

Si les Algériens sont censés éprouver cette humiliation encore plus intensément, le djihadisme d’origine algérienne est moins présent dans le pays de Voltaire que celui qui a pour origine le Maroc, en dépit du fait que le nombre des Français d’origine algérienne est de loin supérieur (peut-être le double) à ceux provenant du royaume chérifien.

Cette énigme tient en partie sa solution dans la situation du Maroc, qui « exporte » ses djihadistes, alors que leurs homologues algériens restent actifs sur leur propre sol, conséquence de la longue période de guerre civile entre islamistes du GIA et société algérienne, dans les années 1990, qui a fait plus de 150 000 morts.

Le djihadisme algérien est plus introverti, celui d’origine marocaine, extraverti. Les djihadistes d’origine marocaine ont pour la plupart été élevés en Europe, et y sont même nés dans leur grande majorité. Une différence entre les cas français et espagnol d’un côté, et belge de l’autre : en Belgique, les Marocains représentent la majorité des populations migrantes d’origine musulmane.

Le paradoxe espagnol est que l’Andalousie, dont la période de domination musulmane sert de référence historique pour la propagande de l’EI tout autant que pour celle d’Al-Qaida, ne présente pas d’acteur djihadiste notable, alors que les protagonistes de l’islam radical se trouvent en nombre élevé dans le nord du pays, notamment en Catalogne, zone industrielle proche de la France.

Au Royaume-Uni, le djihadisme y est en majorité le fait des « Pakis » (d’origine pakistanaise ou plus généralement asiatique) et des jeunes Noirs, souvent convertis, qui expriment un sentiment de non-citoyenneté, mêlé à celui de l’injustice, ainsi que leur volonté de protester par procuration contre les politiques européennes à l’égard des musulmans du monde.

Terrorisme peu sophistiqué

Les derniers attentats de Barcelone et de Cambrils révèlent l’extrême jeunesse d’une nouvelle génération de djihadistes. Selon les données parcellaires disponibles, le conducteur de la camionnette qui a foncé sur la foule avait 22 ans, les autres avaient moins de 25 ans et étaient beaucoup plus jeunes que les protagonistes des attentats du 13 novembre 2015 en France et du 22 mars 2016 en Belgique.

Le recours à la voiture-bélier dans au moins huit cas depuis le 14 juillet 2016 à Nice, où le Tunisien Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, résident de première génération en France, a foncé dans la foule sur la Promenade des Anglais, montre la volonté de tuer sans disposer de moyens autres que des véhicules. Ce terrorisme peu sophistiqué marque aussi l’attrait pour une tuerie de grande envergure chez ceux qui ne savent se servir d’autres armes.

Le monde européen du djihadisme procède ainsi d’une spécificité nationale et régionale, et les acteurs djihadistes, d’origine immigrée pour la plupart mais aussi composés d’une minorité de convertis, renvoient à un vécu de crise sociale et identitaire.

La compréhension du djihadisme passe par la question de la non-intégration des jeunes d’origine immigrée. L’adoption de l’islam radical est une réponse régressive et répressive à un double déni : celui de la citoyenneté du pays d’origine des parents, celui de la même citoyenneté dans le pays où on est né. Ce double ni-ni est l’une des causes majeures du djihadisme.

Farhad Khosrokhavar est un sociologue franco-iranien, directeur d’études à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur notamment de « Radicalisation » (Editions de la Maison des sciences de l’Homme, 2014) et, avec Fethi Benslama, de « Le Jihadisme des femmes. Pourquoi ont-elles choisi Daech ? » (Le Seuil, à paraître le 14 septembre)

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