Le mépris social nourrit le populisme allemand

L’Allemagne a apporté, dimanche 24 septembre, un cinglant ­démenti aux spécialistes trop pressés qui nous assuraient que la vague populiste était déjà sur le déclin. Dans l’un des pays les plus prospères du monde, où le tabou de la xénophobie et du nationalisme de droiteest le plus fort et qui manifeste un engagement profond pour l’intégration européenne, un électeur sur huit a donné sa voix au parti populiste de droite, xénophobe et antieuropéen Alternative pour l’Allemagne (AfD).

L’une des leçons à tirer de ce scrutin est la suivante : si nous voulons combattre le populisme, nous devons comprendre que les forces qui le portent sont autant culturelles qu’économiques.

Causes nationales

Bien entendu, le phénomène a une dimension économique, même en Allemagne. Tous les Allemands ne roulent pas en BMW en rêvant à leurs prochaines vacances à Majorque. Mais la motivation économique a joué un rôle beaucoup moins important que dans le cas du Brexit ou de l’élection de Donald Trump. Dans un sondage réalisé pour le groupe de diffusion de la télévision publique allemande ARD, 95 % des électeurs de l’AfD évoquaient les menaces « contre la culture et la langue allemandes ».

Comme toujours, on peut déceler des causes nationales ­spécifiques. Dans le cas de l’Allemagne, les deux principaux partis centristes, les sociaux-démocrates et les chrétiens-démocrates, ont gouverné ensemble dans une « grande coalition » durant huit des douze dernières années. Cela a eu pour effet de pousser les électeurs déçus vers les petites formations et les extrêmes.

A la différence des dirigeants de certains autres partis de centre droit, qui se sont droitisés pour récupérer les voix populistes, Angela Merkel est restée fermement arrimée au centre modéré, policé et authentiquement libéral. J’ai eu l’occasion de la féliciter pour cela dans le passé, et je l’en félicite encore aujourd’hui. Mais sa modération centriste, voire légèrement orientée à gauche, a un prix. La CSU bavaroise, en particulier, parti frère – plus conservateur – de la CDU de la chancelière, déplore désormais bruyamment ce « flanc droit découvert ».

Et puis il y a aussi la facture Est-Ouest, avec l’existence d’un fort courant de sympathie pour le populisme xénophobe de droite dans de nombreuses régions de l’ex-Allemagne de l’Est. On peut d’ailleurs observer à cet égard une symétrie quasi parfaite : les régions qui ont donné le plus de voix à l’AfD à l’Est sont celles où il y a le moins d’immigrés. Le phénomène est-allemand est sans aucun doute lié à l’héritage de quarante années de régime communiste (une sorte de stress post-traumatique politico-psychologique, si l’on veut) et à la façon dont les deux moitiés inégales d’une Allemagne autrefois ­divisée ont interagi depuis la réunification.

Ressentiment partagé

Pourtant, des fractures géographiques nettes sont aussi ­caractéristiques d’autres populismes de droite : l’intérieur pro-Trump des Etats-Unis face aux côtes plus libérales ; ­l’Angleterre-moins-Londres favorable au Brexit contre le Londres cosmopolite et l’Ecosse proeuropéennes ; l’est et le sud-est de la Pologne, avec leurs campagnes et leurs petites villes, qui ont voté pour le parti Droit et justice (PiS), contrairement aux grandes villes libérales de l’Ouest et du Nord-Ouest.

Au-delà des différences entre toutes ces régions qui votent populiste, on retrouve dans chacune d’elles un sentiment commun, un ressentiment partagé, quelque chose comme « nous existons nous aussi, mais vous nous ignorez, vous nous traitez comme des citoyens de seconde zone ».

Il en va de même de la dimension sociale. Nous attachons trop d’importance à l’aspect strictement économique de l’inégalité tel que le mesure l’indice de Gini [qui évalue les ­inégalités salariales]. Cet aspect joue incontestablement un rôle important dans des pays comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, où une mondialisation de forme particulière, néolibérale, axée sur le capitalisme financier, a eu pour résultat d’enrichir de manière disproportionnée les centiles supérieurs, tandis que, dans la moitié inférieure de la société, les salaires réels et les revenus des ménages ont stagné ou diminué. Cette inégalité socio-économique croissante s’est accompagnée d’une dégradation sur le plan de l’égalité d’opportunité. Mais cela n’est pas la pathologie caractéristique du populisme en Allemagne ou en Pologne.

Inégalité d’attention et de respect

Je pense que nous devons prendre en compte certaines dimensions plus subtiles et moins aisément mesurables de l’inégalité. Je les appellerai inégalité d’attention et inégalité de respect. L’attention, comme le souligne Tim Wu dans son livre The Attention Merchants [Atlantic Books, non ­traduit], est l’une des valeurs monétaires majeures de notre époque Internet.

Or quelle somme d’attention nos médias ­libéraux grand public ont-ils accordée, jusqu’à une date toute récente, aux régions et groupes sociaux laissés-pour-compte ? Combien de reportages informés et bienveillants avez-vous lus dans le New York Times sur la Rust Belt américaine ou dans le Guardian sur l’Angleterre postindustrielle ? Avant, bien entendu, que le choc populiste ne précipite une horde de journalistes dans d’intrépides safaris vers les coins du Michigan ou du comté britannique de Durham les plus ravagés par la désindustrialisation.

Dans la pièce Mort d’un commis voyageur [1949], d’Arthur Miller, Linda, la femme de ce pauvre Willy Loman, s’exclame à un moment : « C’est un être humain et il est en train de lui arriver quelque chose de terrible. Alors, j’exige qu’on ait des égards pour lui ! Je ne permettrai pas qu’on le laisse crever comme un chien. Je veux des égards. Je veux qu’on ait pour cet homme les égards qu’il mérite. »

Regards admiratifs

L’inégalité d’attention génère l’inégalité de respect. Une ­formule devenue quasi proverbiale parmi la droite populiste polonaise évoque une « redistribution du prestige ». Formule étrange de prime abord, mais qui met effectivement le doigt sur quelque chose d’important. La redistribution n’est pas seulement une affaire d’argent ; elle concerne aussi le respect. Nos sociétés n’en ont tout simplement pas fait assez pour ­satisfaire l’une des promesses centrales du libéralisme, que le philo­sophe du droit américain Ronald Dworkin [1931-2013] ­résume en quelques mots : « Egal respect et égale attention » envers chaque membre de la société.

A la fin du joli film d’Alexander Payne Nebraska [2013], le fils d’un vieil ouvrier malmené par la vie offre à son père un pick-up flambant neuf. Le père s’installe au volant et descend lentement la rue principale de la petite ville où il a grandi, jouissant, pour une fois, des regards admiratifs de ses amis d’enfance. Attention. Respect.

Une attention et un respect qui, à leur tour, revêtent une ­dimension culturelle – très importante en Allemagne, mais pas seulement là. « Je ne reconnais plus mon pays » est le constat caractéristique de l’électeur populiste de droite. « On est chez nous » était le slogan révélateur des partisans de ­Marine Le Pen en France.

L’immigration joue là de toute évidence un rôle central, en particulier lorsqu’elle est liée à la ­menace, réelle ou imaginaire, de l’islam. Dans un récent sondage effectué en Pologne, 42 % des personnes interrogées affirmaient que le terrorisme islamique faisait peser une ­menace majeure sur la sécurité nationale de la Pologne, alors que le pays ne compte quasiment aucun musulman et qu’il a refusé d’accueillir son quota minimum de réfugiés du Proche-Orient instauré par l’Union européenne.

Politique identitaire

Mais il ne s’agit pas seulement d’immigration. Cela touche aussi à des questions telles que l’avortement ou le mariage gay – et à tout ce qui est dénoncé comme le « politiquement correct », une expression qui, pour un électeur populiste, signifie en gros « toutes ces choses autrefois autorisées que je n’ai plus le droit de dire ».

C’est alors qu’arrivent Trump, Le Pen ou tel dirigeant de l’AfD qui se met à vociférer, et l’électeur exulte d’entendre enfin « un type qui nous dit les choses telles qu’elles sont ». Et de se plaindre que tous les autres groupes ethniques, religieux et culturels semblent avoir leur propre politique identitaire – tous, sauf les authentiques Britanniques, Américains, Polonais ou Allemands « de souche », qui, du coup, se sentent assiégés et ignorés. Le populisme est leur politique identitaire.

Cela, bien entendu, n’explique pas tout. En Europe, l’hostilité envers l’UE, et notamment envers l’euro, est un vecteur majeur du populisme. A ses débuts, l’AfD s’est fait connaître comme un parti antieuro. Mais, en Europe comme ailleurs, ces dimensions sociales et culturelles sont communes à la plupart des populismes. Alors écoutons Linda Loman et prêtons attention. Si nous nous trompons de diagnostic, nous risquons de ne jamais trouver le remède.

Timothy Garton Ash est par ailleurs agrégé supérieur de recherche à la Hoover Institution de l’université Stanford. Il a reçu cette année le prix international Charlemagne. Son nouveau livre a pour titre « Free Speech. Ten Principles for a Connected World » (Atlantic Books, non traduit). Traduit de l’anglais par Gilles Berton.

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