Le messianisme européen en échec

Même si Copenhague apparaîtra, dans quelques années, plus comme une parenthèse malheureuse que comme un désastre absolu, son échec a d'ores et déjà fait une victime politique majeure : l'Union européenne.

Par-delà l'enjeu climatique, sa contre-performance danoise fragilise considérablement le principe cardinal sur lequel repose sa stratégie mondiale : la gouvernance par la norme privilégiant la valeur de l'exemple sur les démonstrations de force.

La préférence pour la norme est au coeur du projet européen depuis 1957. Elle exprime un double choix. Celui de réguler le monde par le droit plutôt que par la force. Celui de mettre d'accord des Etats ayant décidé de partager leur souveraineté dans un nombre substantiel de domaines. Cette démarche, l'Europe s'est efforcée de l'exporter dans le monde à mesure que les enjeux de la construction européenne ont débordé du cadre communautaire. Le point de départ se trouve dans le traité de Maastricht, entré en vigueur au lendemain de la guerre froide.

L'Union européenne croit alors que la disparition de l'antagonisme entre les deux blocs, doublée de la montée en puissance des enjeux globaux (environnement, commerce, migrations, justice pénale internationale, etc.), favorisera structurellement les dynamiques d'interdépendance garanties par des normes contraignantes au détriment des jeux classiques de puissance.

Dans un premier temps, cette hypothèse se trouve validée : sommet de la Terre de Rio en 1992, création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), en 1994, mettant en place un système contraignant de règlement des différends, signature du protocole de Kyoto en 1997, création de la Cour pénale internationale en 1998.

L'Europe aura été, par exemple, l'acteur mondial le plus en pointe dans la survie du protocole de Kyoto au moment où les Etats-Unis voulaient empêcher son entrée en vigueur. De fait, sa préférence pour la norme est aisément vérifiable. Sur les 40 textes considérés par les Nations unies comme constitutifs du socle de la gouvernance mondiale, l'Europe en a ratifié 37, alors que les Etats-Unis et la Chine en ont respectivement ratifié que 17 et 11. De surcroît, la consolidation du marché intérieur a donné à la norme européenne un poids considérable dans le monde. Microsoft en sait quelque chose en matière de concurrence...

La question n'est donc pas de savoir si la norme européenne est influente dans le monde. La vraie question est de se demander si cette préférence pour la norme lui permet de s'imposer sur la scène mondiale. A l'évidence, la réponse est non. Pourquoi ?

D'abord parce que, depuis le début du XXIe siècle, la donne géopolitique mondiale s'est sensiblement modifiée. La mondialisation, loin d'affaiblir les logiques étatiques, n'a fait que les renforcer. Le marché n'a pas détruit les Etats. Il a fait de ces derniers des acteurs au service des marchés. C'est ce qui explique pourquoi, par exemple, les pays émergents sont aujourd'hui les plus grands partisans d'une libéralisation des échanges et les adversaires les plus acharnés du protectionnisme.

Mais, tout en se coulant dans le modèle libre-échangiste inventé par l'Occident, ces mêmes pays émergents n'ont nullement l'intention de se plier à nos choix. A cet égard, le blocage de Copenhague n'est pas sans faire penser à celui de l'OMC.

Dans les deux cas, nous avons affaire à une négociation multilatérale à ciel ouvert. Et dans les deux cas, le verrou est indo-américain (OMC) et sino-américain (Copenhague). Dans un tel contexte, la grande erreur des Européens est de croire que la multipolarité rampante favorise le multilatéralisme.

C'est le contraire qui est en train de se produire. La Chine, l'Inde ou la Russie ne valorisent le multilatéralisme que si celui-ci leur permet de faire avancer leur agenda national. Les Etats-Unis ne sont d'ailleurs pas loin de penser la même chose.

D'où la convergence stratégique entre eux, par-delà leurs différends. Washington, voulant éviter l'émergence d'un monde multipolaire, a avantage à privilégier, selon les dossiers, un partenaire clé pour rester au coeur du jeu mondial. Cette attitude convient aux émergents, et notamment à Pékin, qui se voit reconnu comme le partenaire indispensable de l'Amérique.

Dans ce jeu, l'Europe est la seule à n'apparaître comme indispensable à personne. D'une part parce qu'elle n'est pas un Etat capable de menacer ou de contraindre, d'autre part parce qu'elle a choisi d'abattre toutes ses cartes avant de commencer à négocier. L'Union européenne prétend s'imposer par l'exemple. Mais à Copenhague, la Chine a refusé de voir figurer dans le texte final l'engagement unilatéral de l'Europe à réduire de 20 % ses émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2020 !

La leçon est amère. Comment en sortir ? A l'évidence, l'Europe doit rester fidèle à ses principes, à ses valeurs et à ses intérêts. Mais elle doit se défaire de ce messianisme par l'exemple, qui se révèle au mieux naïf, au pire catastrophique. Au demeurant, si l'UE prône l'exemple, c'est aussi parce que le coût économique de son ambition climatique est objectivement plus faible que pour les Etats-Unis ou la Chine.

De surcroît, en matière de négociations internationales, la vertu est d'un faible secours. Les Européens doivent se rendre compte que les normes ne s'imposent pas par la seule force de leur exemplarité. Il ne faut surtout pas opposer la norme à la politique, comme le font les souverainistes, mais travailler à leur complémentarité. A Copenhague, ils auraient dû refuser le diktat chinois de ne pas mentionner leur engagement unilatéral.

En même temps, l'Union européenne gagnerait à balayer devant sa porte : la présidence danoise aura été désastreuse, la présidence suédoise fantomatique, le directoire des trois (France, Royaume-Uni, Allemagne) actif mais parfois bien présomptueux : Nicolas Sarkozy a considérablement surestimé l'importance de son entente avec le Brésil ou l'Ethiopie, et aucun Européen n'était présent à la réunion où fut bâclé le document final scellant la débâcle. Face à des enjeux complexes, il n'y a ni échec définitif ni solution miracle.

A l'OMC, si la négociation n'a pas encore abouti, et notamment par la faute des Américains, les procédures informelles de décision se sont considérablement améliorées. Ce qui vaut pour le commerce vaut donc pour le changement climatique. Sauf que, dans ce dernier cas, l'Europe n'a pas de négociateur unique capable à des moments décisifs de trancher.

Mais qui en veut vraiment, en Europe ? Or, tant que celle-ci continuera à avoir une gouvernance fragmentée, sa crédibilité s'en trouvera amoindrie. Certains chefs d'Etat européens croient pouvoir s'en accommoder en faisant preuve d'un indéniable activisme national. On a vu le résultat.

Zaki Laïdi, directeur de recherche au Centre d'études européennes de Sciences Po et auteur de La Norme sans la force : l'énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, 2008