Le Midan al-Tahrir : grands espoirs et pires cauchemars

«Des centaines de places Tahrir existent en Egypte.» Cette phrase, je l’ai entendue en boucle durant mon périple dans le pays pour l’écriture de mes Carnets égyptiens (1) ; en fait à chaque fois que j’évoquais les dix-huit jours de manifestations sur la célèbre place du Caire qui, début 2011, ont conduit à la chute du «Pharaon Moubarak».

Mes interlocuteurs ont à la fois raison et tort. Ahmed, le Nubien, a manifesté sur la place de la gare d’Assouan, tandis que Leila était sur la Corniche, à Alexandrie, comme des millions d’autres Egyptiens qui se sont soulevés dans des lieux très différents à travers tout le pays. Leurs actions sur leur propre «Tahrir» ont compté tout autant pour la «révolution» que les événements du Caire.

La place du Caire reste néanmoins unique, non seulement parce qu’elle est la plus importante caisse de résonance d’Egypte, ce qui s’y passe a le plus souvent des répercussions partout dans le pays, quelque fois dans tout le monde arabe, voire sur l’ensemble du globe. Le «Midan al-Tahrir» reste aussi un endroit singulier, parce qu’il incarne le meilleur comme le pire de l’histoire et de la société égyptienne «moderne» - un terme qui désigne l’Egypte d’après le choc de l’invasion napoléonienne.

Récemment, nous avons recherché nos souvenirs les plus anciens de Tahrir avec mon ami Pierre, un vrai Cairote d’origine levantine. Tous les deux, nous avons d’abord pensé qu’avant les événements, la place, si célèbre aujourd’hui, n’avait toujours été qu’un énorme carrefour sur lequel des flots de voitures se déversaient de toutes parts pour se noyer dans des embouteillages monstrueux. Mais peu à peu, des bribes de notre enfance, presqu’un demi-siècle auparavant, ont resurgi. Là, au centre de la place, il y avait un grand jardin où les familles cairotes sortaient le soir pour «sentir le vent», comme on dit en dialecte égyptien. La principale raison de la disparition de ce jardin n’est pas l’augmentation gigantesque de la circulation ou la construction du métro du Caire ; c’est surtout la volonté du régime de Moubarak de fermer un lieu public de rassemblement situé au cœur de la capitale.

Pierre, que le New York Times a surnommé contre son gré le «gourou de la révolution», a vécu pendant dix-huit jours au centre du monde, sur le plan médiatique tout du moins. C’était début 2011, pendant les événements qui ont entraîné la fin de la dictature de Moubarak. L’appartement, ou plutôt l’immeuble de Pierre, se trouve directement sur la place de la Libération. Son domicile, avec sa vue panoramique, a été un centre névralgique pour les jeunes révolutionnaires. On twittait, on postait sur Facebook, on envoyait des mails, on bloguait. D’ici, Al-Jazeera filmait les images qui étaient ensuite reprises par les chaînes de télévision du monde entier : celles de centaines de milliers d’hommes et de femmes brandissant leurs chaussures en réponse au dernier discours de Moubarak dans lequel il a prétendu pouvoir se maintenir au pouvoir ; celles de la joie folle à l’annonce de son départ ; mais aussi celles de la violence de la «bataille des chameaux», où les sbires du régime à dos de chameaux et de chevaux, armés de fouets et de bâtons, ont chargé les manifestants. On documentait aussi la célèbre République de Tahrir, cette cité de tentes de l’Egypte rêvée, où tous les Egyptiens étaient égaux, qu’ils soient riches ou pauvres, hommes ou femmes. Comme me le disait Nihal l’activiste, qui se bat pour le droit des femmes : «C’était l’utopie. Un rêve devenu réalité.» Au final, le rêve s’est rapidement transformé en cauchemar. Nombre de femmes évitent aujourd’hui cette place et les rues alentour, car les agressions sexuelles et les viols s’y sont multipliés. Nihal emploie pour les qualifier cette expression terrible qui circule en Egypte : le «viol par les doigts». Ces agressions ont bouleversé la société égyptienne. Même pendant le dernier grand événement du Midan al-Tahrir, la fête de l’élection du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, que ses sympathisants ont vu comme le sauveur du pays, l’homme qui vient réinstaurer la sécurité, des femmes ont à nouveau été agressées.

Je regardais de la fenêtre de chez Pierre : sur Tahrir, les bâtiments sont eux-mêmes un condensé d’histoire de l’Egypte moderne, avec ses hauts et ses bas. Quelques décennies après le départ des troupes françaises, qui campaient déjà sur ce qui n’était encore que des champs au bord du fleuve, le khédive Ismaïl s’est fait édifier un palais luxueux sur la rive gauche. Juste en face se trouve le nouveau centre-ville construit au XIXe siècle. Il devait devenir, selon le rêve du khédive, le «Paris du monde arabe». Ismaïl embarquait alors le pays dans un ambitieux programme d’européanisation, une politique qui fut en partie responsable de la faillite qui ouvrit les portes au colonisateur britannique. Le nouveau maître confisqua le palais du bord du Nil pour y installer son QG et, ultime humiliation, faire parader ses chevaux sur la place.

De la maison de Pierre, on voit, au Nord, le Musée égyptien fondé au début du XXe siècle et sa collection unique de trésors pharaoniques. Au Sud-Est se détache l’Université américaine, l’institution la plus cotée du pays, de style néoandalou. Ici a été formée une grande partie de l’élite du pays, et donc de nombreux leaders «révolutionnaires» d’aujourd’hui. Près de l’emplacement de l’ancien palais, toujours au bord du Nil, se trouve le siège de la Ligue arabe, construit dans les dernières années de la monarchie, sous le roi Farouk Ier. Après le retrait définitif des troupes britanniques, Nasser a débaptisé la place Ismaïl pour l’appeler place Tahrir, «libération» en arabe. Il a ordonné la démolition du palais khédival et permit au groupe américain Hilton de construire l’hôtel le plus luxueux de l’époque, époque où Nasser s’entendait encore bien avec les Etats-Unis - mais plus pour longtemps.

Côté sud de Tahrir se dresse l’un des derniers vestiges du socialisme arabe de Nasser : le gigantesque bâtiment de l’administration centrale du ministère de l’Intérieur, le «Mogamma», bâtisse hors normes de type soviétique aux couloirs interminables desservant des milliers de bureaux. Les foules s’y pressent et s’y font souvent humilier pour obtenir désespérément un document officiel, état civil ou passeport. Un véritable cauchemar kafkaïen. Au centre de Tahrir, la station de métro Sadate est en cours de travaux d’élargissement et l’hôtel Hilton sur le point de devenir un palace plus luxueux encore : le Ritz-Carlton. La place est, comme l’Egypte entière, un chantier permanent.

Encore au bord du Nil, à côté du Musée égyptien, les ruines calcinées d’un immeuble constituent un témoin important de l’histoire récente. La bâtisse était censée devenir la mairie du Caire, mais les différents présidents, de Nasser à Moubarak, l’ont utilisée comme quartier général de leurs «partis uniques», ces formations politiques alibis. L’immeuble a été incendié pendant la révolte contre Moubarak en 2011 et doit probablement être démoli. Seul Mohamed Morsi, premier président élu du pays, n’a pas eu le temps de laisser sa marque sur la célèbre place.

Ce qu’adviendra du Tahrir sera aussi révélateur de ce que deviendra l’Egypte. Le jardin public où on peut se réunir, parler et manifester librement, va-t-il à nouveau voir le jour ? Ou bien la place sera-t-elle seulement, de nouveau, un énorme carrefour chaotique à l’air vicié, où les policiers dépensent plus d’énergie à intimider les passants qu’à réguler la circulation infernale ?

Asiem El Difraoui, écrivain


(1) «Carnets égyptiens», Asiem El Difraoui, préface de Gilles Képel, PUF, 256 pp., 20€, en librairie le 27 août.

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