Le monde arabe, homme malade de la modernité

Suite aux événements qui ont emporté les régimes de Ben Ali et de Moubarak, on observe avec attention la contagion qui gagne les autres pays du monde arabe. Il faut cependant se méfier de ces ingrédients qui sont censés faire les révolutions. En effet, à en croire certains, l'absence en Egypte d'une large classe moyenne éduquée, au contraire de la Tunisie, constituait un obstacle au basculement du pays. A l'avenir, si le mouvement continue sa progression, la surprise pourrait venir de pays n'étant pas censés réunir tous les critères objectifs favorables à un changement de régime.

Le "printemps arabe" porte plein de promesses et d'inquiétudes à la fois. Les révolutions tunisienne et égyptienne, en créant une nouvelle dynamique dans l'histoire des pays arabes, peuvent engendrer des ferments qui semblaient avoir disparu avec la mort des idéologies et l'échec des projets nationaux ou régionaux. Avec les manifestations à répétition dans les pays arabes, les incertitudes qui pèsent sur l'Irak, la prochaine scission du Soudan, les profondes difficultés économiques et sociales rencontrées par de nombreux pays, le monde arabe fait figure d'homme malade.

"L'âme arabe est brisée par la pauvreté, le chômage et le recul des indices de développement", a reconnu Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe, lors du sommet économique tenu par celle-ci au mois de janvier. En posant ce diagnostic socio-économique, il s'est bien gardé de mentionner les symptômes politiques du mal. Face aux mutations que connaissent d'autres parties du globe, le monde arabe paraît à l'écart des pays émergents, comme mis en quarantaine. Il n'a pas pris le virage de la démocratisation au tournant des années 1990. Les seules manifestations populaires qui ont eu lieu dans ce sens à cette époque ont été les manifestations d'octobre 1988 en Algérie, vite réprimées. Ensuite, le temps a comme suspendu son vol. Le corps de cet homme malade est plongé dans la léthargie depuis plusieurs décennies. Son âme tourmentée est accablée par un indéfectible sentiment d'humiliation.

La révolution qui a ébranlé la stable et paisible Tunisie semble avoir sorti l'homme malade de sa torpeur. Secoué de tous côtés, il pourrait peut-être revenir à lui. Bien sûr, l'issue des événements en cours reste incertaine. D'aucuns craignent que les Tunisiens et les Egyptiens ne se fassent voler leur révolution. Mais celle-ci compte déjà du simple fait d'avoir eu lieu. En redonnant espoir à des populations arabes muselées et paupérisées, et plutôt fatalistes de nature, elle leur a donné des raisons de croire au changement, de se projeter dans des ambitions politiques, recréant les conditions d'une effervescence semblable à celle du lendemain des indépendances. A ceci près qu'il ne s'agit pas, cette fois-ci, d'une lutte pour la souveraineté nationale mais de l'affirmation de la souveraineté populaire.

DES SOCIÉTÉS FACE AUX ETATS

Autres temps, autres luttes. A l'émancipation des nations face aux impérialismes coloniaux succède l'émancipation de sociétés face aux Etats. Car si le monde arabe a pu paraître malade, ce n'est pas de ses sociétés mais de ses gouvernements. Autrefois porteurs de la promesse d'une modernité qu'ils étaient censés insuffler à leurs sociétés souvent conservatrices et jugées archaïques, les Etats-nations modernes arabes, déjà plutôt autoritaires à l'origine, ont été progressivement gangrénés par la corruption, le néo-patrimonialisme et d'irrépressibles tendances à la violence et à la répression policière et militaire. Tournés vers la satisfaction des intérêts de clan au détriment du plus grand nombre, ces Etats dévoyés ont fini par ne plus remplir leurs fonctions essentielles.

En descendant dans la rue, les sociétés tunisienne et égyptienne se sont réapproprié la chose publique et ont réinvesti l'espace. On a assisté en leur sein à une véritable libération de la parole et à la découverte de libertés nouvelles. L'avenue Bourguiba et la place Tahrir resteront dans l'histoire comme les agoras qui ont servi de cadre à ces révolutions. Ces mêmes sociétés qui se sentaient tenues dans le plus grand mépris par leurs élites dirigeantes ont relevé la tête et recouvré leur dignité. Depuis, le monde arabe semble avoir repris l'espérance politique et le sens de l'histoire.

On a beaucoup commenté la surprise et l'aveuglement des pays occidentaux face aux révolutions en Tunisie et en Egypte. En fait, cet aveuglement paraît bien antérieur. Au nom de leurs intérêts stratégiques et de leur hantise de l'islamisme radical, ils ont abandonné les sociétés arabes à elles-mêmes, parfois dans un huis-clos violent avec leurs gouvernements. En apportant à ceux-ci un soutien politique voire matériel, l'Occident a soutenu des régimes dont il ne pouvait ignorer la nature répressive. Il aura fallu attendre le discours du Caire prononcé par le président Obama en 2009 pour qu'un dirigeant occidental adresse directement un message à une société arabe par-dessus l'épaule du chef en place, pourtant fidèle et indispensable allié des Etats-Unis dans la région. Plus récemment et de manière indirecte, les câbles diplomatiques révélés par WikiLeaks, faisant état de vives critiques américaines contre les dérives du régime Ben Ali et la corruption dans le Makhzen marocain, ont pu être interprétés par la population tunisienne comme une caution que Washington leur aurait apportée.

LE RÔLE DE L'UNION EUROPÉENNE

On s'est aussi beaucoup posé la question, ces derniers temps, de savoir si le printemps arabe avait des points communs avec la chute des régimes communistes d'Europe de l'Est en 1989. S'il est une différence que l'on peut signaler, c'est justement le soutien des pays occidentaux aux pouvoirs tunisien et égyptien au détriment des sociétés. L'exact contraire, en somme, de ce qui s'était passé à l'époque, l'Occident ayant alors joué les sociétés contre les régimes, au motif de la lutte entre les deux blocs de la guerre froide. La Tunisie et l'Egypte se sont donc libérées de leurs autocrates par leurs propres moyens.

Aux avant-postes de la transition démocratique dans les pays d'Europe centrale et orientale, l'Union européenne (UE) a peut-être un rôle à jouer dans l'évolution des pays de la rive sud de la Méditerranée. Engagée à leurs côtés dans le cadre de l'Union pour la Méditerranée, l'UE pourrait réfléchir à la création de dispositifs qui créeraient un cercle vertueux, liant les réformes démocratiques dans les pays en transition à des objectifs précis et suffisamment motivants pour ces derniers, afin de créer une véritable conditionnalité politique dans le respect des souverainetés nationales. L'Europe a aussi tout intérêt à se tourner vers les sociétés civiles de pays arabes et leurs dynamiques sociales pour créer un riche réseau d'échanges et de soutien, précurseur d'une union des peuples de la Méditerranée.

Par Najete Chaib, chercheur associée au Cermam, et Hasni Abidi, directeur du Cermam, Genève.

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