Le souffle de révolte et de liberté qui s'est emparé du monde arabe semble avoir pris de cours les administrations, les chancelleries, les observateurs et même les services de renseignements. Qui aurait pu prédire ce qui est arrivé ? Mais à y regarder de plus près cette succession d'événements en cascade ne porte-t-elle pas, finalement, la plupart des caractéristiques de la société mondiale de ce début de troisième millénaire ?
Celles d'une société interconnectée où quelques SMS ou connections internet suffisent à organiser, en quelque heures à peine, un immense rassemblement de foule pour faire la fête ou – on le sait maintenant - la révolution !
Celles d'une société où huit jeunes sur dix, âgés de 15 à 24 ans, vivent dans des régions en développement, en Afrique, en Asie, en Amérique latine ou dans les Caraïbes. Or c'est bien cette jeunesse qui en Tunisie a donné le coup d'envoi d'une révolution que d'autres jeunes se sont à leur tour appropriés et qui se propage, désormais sans que quiconque puisse dire où et quand cela s'arrêtera.
Celles d'une société où cette jeunesse en quête d'éducation et de formation, pour la grande majorité d'entre elle, ou d'emplois qualifiés quand elle est formée, ne se voit offrir d'autre perspective d'avenir que l'exode rural, le chômage ou l'émigration, et pas seulement vers les pays du Nord comme on a trop vite fait de l'affirmer, de le penser ou de le craindre. La moitié des migrants originaires de pays du Sud résident et travaillent dans d'autres pays du Sud. Et dans l'immédiat, l'afflux d'émigrants tant redouté par l'Europe se déplace de la Libye vers la Tunisie et l'Egypte, déjà fragilisées par les événements de ces dernières semaines, créant ainsi une réelle menace de crise humanitaire.
Celles d'une société où les progrès les plus spectaculaires, les fortunes les plus puissantes cohabitent avec la plus extrême misère et le plus profond dénuement, sans espoir que cela change, à la différence près que désormais tout se sait et tout se voit. N'est-ce pas, à cet égard, la soif de changement qui a été le dénominateur commun des révolutions arabes, même s'il faut être bien attentif à distinguer la spécificité propre à chacune de ces situations. Parler un peu hâtivement du monde arabe comme d'un ensemble homogène et uniforme risquerait en effet de fausser nos analyses présentes et à venir. Aspiration à l'équité économique et sociale, aspiration à la dignité, aspiration à la liberté politique que l'on n'a pas su entendre, que l'on n'a pas réussi ou que l'on n'a pas voulu mettre en œuvre par la voie de la réforme et qui n'a eu d'autre issue que de s'exprimer dans le rejet non-violent mais "jusqu'auboutiste" de l'injustice, de l'autoritarisme, du népotisme, de l'affairisme, de la corruption, du clientélisme.
Celles d'une société surmédiatisée qui traque l'événement, minute par minute, heure par heure mais qui se lasse aussi vite qu'elle s'est enflammée. Le "zapping" médiatique garantit certes au téléspectateur d'être tenu en haleine, chaque édition offrant son lot de sensationnel et de sensations fortes. Après tout, il se passe toujours une catastrophe ou une crise quelque part et il faut bien reconnaître que le déclenchement d'une guerre civile, d'un soulèvement populaire ou d'un tremblement de terre avec ses images de violence, de souffrance, de mort fait plus d'audience que le long, difficile et ingrat chemin de la reconstruction, de la transition démocratique, du retour à la sécurité, à la stabilité et à la paix.
Quelques jours durant toutes les chaînes de télévision, toutes les radios, tous les journaux étrangers, désertant la Côte d'Ivoire où plus rien ne reculait ni n'avançait, ont vécu au rythme des revendications de la jeunesse tunisienne, jusqu'à ce qu'une révolution chasse l'autre. Les caméras, les micros se sont alors tous déplacés place Tahrir, jusqu'à ce que la Libye et la répression sanguinaire du colonel Kadhafi chasse à son tour l'Egypte des écrans et des antennes. Il ne s'agit pas, dans mon esprit, de sous-estimer le travail des journalistes qui servent l'information, parfois au péril de leur vie, mais de plaider pour que les lendemains de crise, de catastrophe ou de conflit, fassent l'objet d'autant d'attention que la crise, la catastrophe ou le conflit eux-mêmes. Car c'est à ce moment-là que tout peut basculer, c'est à ce moment-là que les populations en difficulté ont le plus besoin qu'on les accompagne sans rien imposer, qu'on leur témoigne notre intérêt, notre disponibilité, notre solidarité, sur le long terme.
La jeunesse arabe ne nous a pas seulement placés face aux réalités de notre société mondialisée. Du fond de sa désespérance, elle nous a donné une formidable leçon d'espérance et de maturité politique en montrant qu'il y avait d'autres voies que la captation, par des fanatiques, de ses frustrations légitimes. En manque d'avenir, mais en quête d'idéal, elle nous a donné une formidable leçon de citoyenneté et d'humanisme. Elle nous a invités à replacer l'Homme, son bien-être et sa dignité, au cœur de toute politique. Elle nous a démontré que la logique des intérêts stratégiques, économiques ou de puissance qui régissent les relations entre Etats, ou que la logique des blocs régionaux ou des amitiés complices ou coupables devraient désormais compter avec une logique citoyenne fondée sur l'intérêt général, et le partage, par-delà nos différences de couleur, de culture ou de religion, de principes et de valeurs universelles. A nous désormais de l'entendre, de l'admettre et surtout de ne pas l'oublier.
Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie et ancien président de la République du Sénégal.