Le monde solide, liquide et gazeux

La gouvernance mondiale désigne le système que nous mettons en place pour aider la société humaine à atteindre ses objectifs communs de manière durable, c’est-à-dire dans l’équité et la justice. L’interdépendance croissante implique que nos lois, nos normes et nos valeurs sociales ainsi que les autres mécanismes qui structurent le comportement humain soient analysés, débattus, compris et articulés de la manière la plus cohérente possible. A ces fins, tout système de gouvernance doit obéir à quatre exigences:

1. il doit assurer le leadership, incarner une vision, insuffler l’énergie politique pour créer le mouvement.

2. il doit assurer la légitimité, indispensable à l’adhésion aux décisions qui mènent au changement, indispensable pour surmonter la propension naturelle au statu quo.

3. il doit également garantir l’efficacité, en générant des résultats concrets et visibles pour les populations.

4. Enfin, il doit être cohérent, ce qui exige que des compromis soient trouvés sur des objectifs souvent contradictoires.

Il existe aujourd’hui trois niveaux de gouvernance qui répondent inégalement à ces exigences: l’ordre juridique international, l’Union européenne et le niveau national. Pour illustrer ce propos, je prendrai une image: celle des trois états physiques de la matière: son état gazeux, puis liquide, et enfin solide. La gouvernance d’aujourd’hui comporte ces trois états simultanément.

– Le gaz, c’est la coexistence de particules dépourvues de différenciation hiérarchique; c’est le système international constitué d’Etats souverains, organisé selon une logique essentiellement «horizontale» et dont le mécanisme de responsabilité reste décentralisé. C’est sur ce mode que fonctionnent la plupart des organisations internationales, telles que l’OMC.

– Le liquide, c’est l’Union européenne, exemple même d’une organisation internationale d’intégration, dans laquelle les Etats membres ont consenti à des abandons de souveraineté pour renforcer la cohérence et l’efficacité de leurs actions.

– Le solide enfin, c’est le niveau national, détenteur du hard power, celui de la capacité à contraindre, celui qui fait payer les impôts, respecter le code de la route et qui engage la force de l’Etat.

Notre défi aujourd’hui, c’est de mettre en place un système de gouvernance mondiale qui offre un meilleur équilibre entre leadership, efficacité, légitimité, et cohérence, afin de faire sortir le système de gouvernance mondiale de son état gazeux.

Le premier défi tient à la difficulté d’identifier le leadership. Qui est le leader? Doit-il être une superpuissance? Un groupe de leaders nationaux? Choisis par qui? Ou faut-il que ce soit une organisation internationale?

Parce que la légitimité dépend de la proximité entre l’individu et l’entité décisionnelle, le deuxième défi spécifique de la gouvernance mondiale est la distance, qui crée le risque de déficit démocratique et de déficit de responsabilité. En somme, il s’agit de combattre la perception répandue d’un processus décisionnel international qui serait trop distant, dénué de responsabilité et non directement «contestable», pour employer une traduction approximative du mot «accountable».

Comme pour la légitimité, la cohérence est propre à l’Etat-nation et est transmise à des organisations internationales spécialisées dont ces Etats sont membres et dont le mandat est limité. En théorie, il ne devrait pas y avoir de problème: l’action cohérente des Etats-nations dans les divers domaines de la gouvernance internationale se traduirait par une action mondiale cohérente. Mais nous savons tous qu’en pratique les Etats agissent souvent, délibérément ou non, de manière incohérente sur la scène internationale.

Enfin, l’éloignement du pouvoir et les multiples niveaux de gouvernance constituent un défi en termes d’efficacité. Les Etats-nations résistent plus ou moins fortement au transfert ou au partage de compétences dans le cadre d’institutions internationales. Et bien souvent, les systèmes diplomatiques nationaux ne récompensent pas la coopération internationale: je ne connais guère de diplomate dont la carrière ait souffert pour avoir dit «non». Dire «oui» est certainement plus risqué.

La résolution des problèmes mondiaux par l’application des modèles traditionnels de démocratie nationale a donc ses limites. Et pourtant la crédibilité même des démocraties nationales est menacée si la gouvernance mondiale ne parvient pas à trouver ses propres références démocratiques, et si les citoyens ont le sentiment que les problèmes qui les touchent quotidiennement, parce qu’ils sont désormais globaux, échappent à leur volonté politique telle qu’elle s’exprime dans les urnes.

S’il est un endroit sur terre où l’on a testé de nouvelles formes de gouvernance mondiale après la Deuxième Guerre mondiale, c’est en Europe. La construction européenne est l’expérience de gouvernance supranationale la plus ambitieuse jamais menée à ce jour: c’est l’histoire d’une interdépendance souhaitée, définie et organisée entre les Etats membres.

Ce qui caractérise le paradigme de gouvernance européenne, c’est la conjugaison de trois éléments: une volonté politique, un objectif à atteindre et une structure institutionnelle. La méthode de gouvernance utilisée représente certes, un saut technologique majeur par rapport aux principes «wesphaliens»: innovation, la primauté du droit communautaire sur le droit national; innovation, l’existence de la Commission européenne disposant du monopole de l’initiative législative parce qu’elle est gardienne de l’intérêt général communautaire qui est autre que la somme des intérêts particuliers des Etats membres; innovation, la Cour de justice dont les décisions s’imposent aux juges nationaux; innovation, la mise en place d’un système parlementaire bicaméral avec d’un côté le Conseil représentant les Etats membres et de l’autre le Parlement représentant les citoyens. Innovations institutionnelles majeures, certes. Mais en complément et pas en substitut de l’accord sur un objectif collectif précis.

Objectif collectif dont une gouvernance globale n’était pas absente. Du moins, si l’on en croit Jean Monnet, un autre William Rappard, en quelque sorte, lorsqu’il écrivait «Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain.»

De ce point de vue, quelle est aujourd’hui la performance du système européen en matière de leadership, de cohérence, d’efficacité et de légitimité? En matière de leadership interne, la gouvernance européenne s’en sort plutôt bien. En témoigne, par exemple, la création du marché intérieur du début des années 90 ou de l’euro à la fin des années 90. Deux exemples de synergies réussies entre la volonté, l’identification de l’objectif, et la création d’une machinerie institutionnelle puissante.

En matière de leadership externe, c’est-à-dire de capacité d’influence sur les affaires du monde, le résultat demeure insuffisant en l’absence des trois ingrédients de base que je viens de rappeler, avec une exception qui est le commerce international où ces trois ingrédients ont été réunis depuis cinquante ans: une politique commerciale unique qui vise explicitement, «constitutionnellement», à l’ouverture des échanges, et avec un seul négociateur, dûment mandaté.

En matière de cohérence, je crois que l’Europe obtient de bons résultats, grâce notamment à sa structure institutionnelle. En effet, le principe de collégialité qui régit le fonctionnement de la Commission, le monopole de l’initiative législative conféré à la Commission dans la plupart des domaines relevant de la compétence communautaire, les pouvoirs croissants du Parlement européen, et le renforcement des compétences communautaires (y compris avec le Traité de Lisbonne), sont les vecteurs d’une cohérence accrue pour l’action de l’Union.

Mais il reste que le flou de la frontière entre le domaine national et le domaine communautaire, caractéristique de tous les systèmes fédéraux, demeure source d’incohérences. En témoigne un niveau de coordination médiocre des domaines tels que la politique macroéconomique, les questions budgétaires, l’énergie ou les transports.

Sur le volet «efficacité», je crois là aussi que l’Europe obtient des résultats assez remarquables, grâce à l’action de la Cour de justice européenne, qui veille au respect de l’état de droit, à l’extension du vote à la majorité et à la capacité juridique de la Commission, «procureur du droit communautaire» de veiller au respect des règles européennes.

S’il est un domaine dans lequel l’Europe obtient de moins bons résultats, c’est la légitimité. Nous observons en effet une distance croissante entre les opinions publiques européennes et le projet européen. Malgré des efforts constants pour adapter les institutions européennes aux exigences démocratiques, le sentiment démocratique n’habite toujours pas l’espace institutionnel de l’Union européenne.

Si je devais avancer une explication, je la situerais dans ce qui reste un angle mort de la construction européenne, sa dimension anthropologique, au sein de laquelle se situe cette relation complexe entre l’identité et l’appartenance, entre la représentation de l’histoire ou de la géographie et le quotidien des vies individuelles et collectives. Comme si les sociétés humaines qui ont bâti tant de leurs mythes fondateurs sur la guerre ne parvenaient pas à inventer un mythe de la paix. Peut-être la Suisse nous offre-t-elle, de ce point de vue, un champ de recherches prometteur.

Pascal Lamy, directeur général de l’OMC. Ce texte est un extrait de la conférence prononcée par l’auteur le 15 mars 2010 devant le Club diplomatique de Genève.