Le Moyen-Orient enchevêtré

Por Semih Vaner, directeur de recherche au Ceri, Centre d'études et de recherches internationales (LIBERATION, 06/09/06):

Jamais les interactions politiques, ethniques, confessionnelles, militaires, jusque-là quelque peu gelées, n'ont été aussi fortes au Moyen-Orient qu'aujourd'hui. L'intervention contre le régime de Saddam Hussein a accéléré le processus. Par «Moyen-Orient», on peut entendre ce que renferme le triangle Istanbul-Le Caire-Mashhad. Il comprend tous les lieux de mémoire des trois monothéismes : Istanbul, Le Caire, Mashhad, précisément, mais aussi bien sûr, Jérusalem, Kerbela, Najaf ­ ces deux derniers, avec Mashhad, hauts lieux du chiisme ­ sans parler de La Mecque. Les enjeux pétrolier et hydraulique, et singulièrement le partage des eaux de l'Euphrate et du Tigre, vitales pour cette zone, ajoutent à la complexité du paysage. Après la période ottomane, de cohabitation forcée ou volontaire, après la période de la décolonisation britannique et française, après l'échec, dans la plupart des cas de la mise en pratique du modèle de l'Etat-nation, prématuré ou inadapté (notamment dans les pays arabes), s'ouvre maintenant l'ère incertaine d'interaction, d'imbrication, d'interférence, dans un contexte d'une plus forte ingérence étrangère.

Dans cette région des plus grandes secousses tectoniques du siècle en cours, la politique ne se fait pas seulement par les hommes politiques et les diplomates, mais aussi, mais surtout, selon des degrés divers, par les tribus, les clans, les militaires, les religieux, les contrebandiers... L'ingérence étrangère, qui y est très forte, n'est pas désintéressée ; elle y fait souvent des dégâts énormes, comme dans l'affaire Mossadegh en 1951, à Téhéran, avec l'intervention de la CIA, en préparant le terrain à des évolutions politiques indésirables. Aujourd'hui, les carnages de Bagdad, de Karbala, de Mossoul secoueront indubitablement toute la région pendant de longues années, sinon des décennies. L'interminable conflit israélo-arabe constitue le centre de gravité, sans être le seul enjeu : mis à part la Turquie et Israël, tous les pays de la région éprouvent des difficultés pour amorcer leur démocratisation, avancer sur le chemin de la sécularisation, envisager des projets d'intégration économique.

Dans aucune autre partie du monde on ne trouve autant d'Etats et de sociétés aussi disparates qu'au Moyen-Orient. «Moyen-Orient», pour ne pas dire «Grand Moyen-Orient» («Greater Middle East») comme avancent maintenant les Américains qui ont une vision lointaine et panoramique de cette région : elle engloberait selon eux non seulement cette ceinture très étendue qui va de la Mauritanie au Pakistan, mais en fait pourrait être élargie plus objectivement à la moitié du globe allant du Sénégal à la Mongolie, voire à l'Indonésie, en passant par le Soudan, le Cachemire (puisqu'il est difficile de comprendre le Pakistan sans l'Inde), le Kazakhstan «musulman» (très lié à la Russie), etc. Même en supposant que l'exécutif américain est préoccupé par l'absence de démocratie dans cette zone, il est difficile de suivre sa logique, puisqu'il inclut dans le Grand Moyen-Orient la Turquie, de loin le pays le plus démocratique de la région (malgré ses imperfections), alors que les Républiques de l'Asie centrale, musulmanes, figurent parmi les plus autoritaires de la planète (que l'on songe au Turkménistan !) et se situent à proximité de l'un des théâtres les plus violents, l'Afghanistan. Mais ce découpage géopolitique américain correspond à la représentation stratégique des Etats-Unis et donc à leurs intérêts dans la région.

La Turquie, le pays le plus puissant et stable de notre triangle, est en même temps incontestablement européen mais aussi «moyen oriental». Ce ne sont pas forcément les déboires qu'a Ankara avec l'Union européenne qui font que la Turquie fait aussi partie du Moyen-Orient. Ce sont surtout ses multiples appartenances (les populations turkmène en Irak, azérie et turkmène en Iran). Elle s'y impose aussi en tant qu'ancienne puissance dominante et fédératrice, et y a laissé des traces considérables. Jusqu'à une date récente, la Turquie, ballon d'oxygène pour Tel-Aviv, a contrecarré la politique anti-israélienne des pays arabes et de l'Iran. Son devenir sera déterminé soit par une plus grande consolidation démocratique au sein de l'UE, soit par une relative crispation marquée par le souverainisme et l'attachement au modèle de l'Etat-nation. Le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), s'apparentant davantage au Sentier lumineux qu'à un mouvement de libération légitime, n'a pas de réelle chance de retrouver sa capacité de nuisance des décennies 1980 et 1990 ; l'existence d'un espace démocratique de plus en plus élargi en Turquie, le disqualifie. Cependant, même «protégé» par le parapluie de l'Otan, Ankara ne peut voir que d'un mauvais oeil la force nucléaire de son voisin iranien.

L'Iran est l'autre puissance... aux pieds d'argile. L'issue d'un quart de siècle d'autoritarisme clérical, qui a suivi un autre type d'autoritarisme, est loin d'être certaine. Dans ce pays n'ayant de véritable tradition pluraliste et compétitive, contrairement à la Turquie, le clergé constitue la force politique ayant la plus grande assise idéologique, financière et sociale. Sa tendance à l'isolationnisme a probablement un rapport avec le chiisme, tendance très minoritaire dans l'islam. Les clivages du clergé (ruhaniyat) détermineront probablement, avec une extrême lenteur, la politique qui se fait surtout dans la rue. L'idéologie du régime fait que Téhéran apportera sans doute plus ou moins ouvertement plus ou moins secrètement son soutien aux Palestiniens et aux Syriens. Une ouverture selon la «voie chinoise» ­ outre le fait qu'elle écarterait la démocratisation du régime et par conséquent contredirait la rhétorique de democracy ­ est hautement improbable : les investissements économiques et financiers se heurteraient à l'antioccidentalisme des conservateurs qui dominent le régime. Le messianisme des dirigeants de Téhéran n'exclut pas leur sens du réalisme. La volonté d'armement répond surtout à celle de tenir un rôle régional, mais aussi à l'impératif défensif, parce que la menace américaine est profondément ressentie, à tort ou à raison. On n'est pas traité d' «Etat voyou» («rogue state») sans réagir.

Le réveil de la diversité irakienne, tenu longtemps en laisse par le Baas, au nom de la laïcité et du nationalisme, éclate maintenant au grand jour. Il rendra difficile l'intégrité territoriale, ethnique et confessionnelle dans cette terre peu habituée au dialogue et au consensus : Arabes, Kurdes, Turkmènes d'un côté, sunnites, chiites et chrétiens de l'autre. Quelle que soit l'aversion que pouvait inspirer le régime mégalomane et sanguinaire de Saddam Hussein,l'intervention anglo-américaine pose la question de savoir s'il fallait ouvrir la boîte de Pandore aussi rapidement, aussi brutalement. La gestion de cette diversité sera d'autant plus difficile qu'elle touche à des enjeux régionaux très forts : la question chiite renvoie à l'Iran, et à sa difficile réinsertion internationale et régionale ; la question kurde renvoie à la Turquie et à l'Iran, sans parler de la Syrie ; les Turkmènes à la Turquie. Par ailleurs, on le sait, la démocratisation n'est pas un phénomène de contagion. Le projet démocratique de l'Irak est, à lui seul, tout un programme. La crédibilité du projet kurde, qui a l'avantage de bénéficier de la sympathie internationale et de la bienveillance américaine, dans le nord de l'Irak, dépend de sa capacité à ne pas exclure les autres composantes, arabe et turkmène. La mainmise anglo-américaine sur l'Irak, devenu maintenant le terrain de prédilection pour Al-Qaeda, n'aura pas que des effets démocratisants. Les compagnies qui y pullulent, pétrolières ou autres, n'ont d'autres soucis que de prendre la part du lion dans les contrats du siècle.

Il est évident, par ailleurs, que le Liban n'est viable que s'il est affranchi de toute influence politique et militaire forte de la part de l'Iran et de la Syrie notamment.

Le projet américain de Grand Moyen-Orient n'est pas sans inquiéter certains dirigeants de la région, qui y voient des relents du pacte de Bagdad ­ devenu par la suite le Cento ­ signé en 1955 entre la Turquie et l'Irak et auquel avaient adhéré successivement le Royaume-Uni, le Pakistan et l'Iran. Sans aller d'ailleurs jusqu'au pacte en question, le mot «démocratie» est de nature à effrayer beaucoup de régimes arabes sclérosés tout au long de la ceinture allant de la Tunisie de Ben Ali (protégé par Paris), jusqu'à la Syrie de Bachar al-Assad (qu'aucun Etat ne veut plus protéger d'où les tentatives de Damas, de se rapprocher même de la Turquie, «amie» d'Israël).

L'Egypte momifiée comme un pharaon, et opaque comme la Syrie, a du mal à jouer son rôle de centralité, qui lui revient pourtant, dans le monde arabe, rôle qui ne se réduit pas à celui de l'apaisement dans le conflit israélo-arabe mais aussi à la relance de l' infitah (ouverture économique et politique) sous une nouvelle forme.

La «feuille de route» et l'accord de Genève, devant lesquels se dresse désormais le nouveau mur honteux de Cisjordanie, risquent d'être vite engloutis par les violences quotidiennes de Gaza et de Jérusalem et la montée sans précédent du martyrisme meurtrier et suicidaire.

Que faire alors, à défaut d'optimisme ? Eh bien, avant tout et selon l'expression haïtienne : «Se mettre tête ensemble !»