Le nazisme, l'Iran et le philosophe

En pleine tournée médiatique promotionnelle, Bernard-Henri Lévy revient sur les origines d’une «vague brune» ayant déferlé sur l’Orient. L’intervention offerte dans l’émission «On n’est pas couché», diffusée sur France 2 le 7 avril, a permis au philosophe d’esquisser un lien idéologique entre l’Allemagne nazie et l’Iran, dont la focale serait le changement de nom de la Perse en «Iran», le 21 mars 1935. Symptomatique de l’omniprésence du nazisme dans le débat public, elle a surtout pointé les limites et fragilités d’une convocation de l’histoire à dessein politique.

Le nazisme : l’encombrante tentation rhétorique

Invoquer le nazisme est une constante dans l’argumentaire de Bernard-Henri Lévy. Déjà, en 1979, à la suite de la publication du Testament de Dieu, Pierre Vidal-Naquet puis Cornélius Castoriadis, pointaient les erreurs : le témoignage d’Himmler au procès de Nuremberg, bien que suicidé six mois auparavant, ou encore la Gestapo comme organe de surveillance des centres de mise à mort en Pologne. En 2016, sur la Syrie, BHL évoque «Assad, version moderne d’un George VI qui avait, finalement, régné et livré son pays à Hitler». L’amalgame entre le père d’Elizabeth II, futur pourfendeur du nazisme, et son frère, éphémère Edouard VIII, conquis aux discours hitlériens, témoignait un peu plus du déficit de connaissances sur le sujet. Cette année, c’est l’Iran, et par extension l’islamisme radical, qui est assimilé au nazisme. Ce dernier étant l’incarnation paroxystique du Mal, le raccourci d’un Mal se nourrissant d’un autre Mal ne peut que renforcer l’image mortifère de l’objet d’étude visé. Or, le nazisme est le produit d’une époque, d’un contexte et d’un cadre national propres, inopérant dans une analogie réductrice, au risque de renforcer l’aporie entourant son examen. La banalisation de la comparaison systématique avec le nazisme à des fins rhétoriques suscite l’effroi et l’émoi, au détriment de la nuance et de la rigueur que peut apporter l’historien.

En 2003, de retour du Pakistan, BHL se fait sentinelle, emboîtant le pas aux dénonciateurs du nazisme soixante-dix ans plus tôt : «Après ces séjours au Pakistan, je me sens, toutes proportions gardées, dans l’état d’esprit de ces premiers témoins qui, dans les années trente, rentraient d’Allemagne disant : "Ce que j’ai vu est terrible ; vous ne voulez pas en prendre la mesure, mais c’est terrible". (1)» Quinze ans après, de retour du Kurdistan, il est effectivement comme une partie d’entre eux, maniant l’approximation sur les informations recueillies.

Les rapports entre l’Allemagne nazie et l’Iran

La thèse de BHL repose sur trois points permettant, selon lui, de valider la thèse d’un Iran nazifié : l’ordre (incluant la soumission de l’Iran à l’Allemagne), l’alliance (validant la collusion idéologique), l’héritage (pointant l’incapacité iranienne à se «dénazifier»).

Il y aurait donc un «ordre» ourdi par l’Allemagne nazie à la Perse pour changer son nom en Iran. Aucune trace de cet ordre supposé n’est relevable dans les archives compulsées par les différents historiens convoqués. La théorie émane d’une déduction balayant le contexte. La mutation sémantique est efficiente à partir d’un décret du 21 mars 1935. Elle intervient à la suite d’une visite de la femme du chah à Berlin à l’automne 1934. Cependant, le philosophe entend faire de cette conjonction d’événements le point de départ acté, ordonné par l’Allemagne d’une soumission de l’Iran à l’idéologie nazie. En l’inscrivant dans une vision téléologique, le rapprochement germano-iranien de 1934-1935 ne peut qu’aboutir à une connivence idéologique de fait. Or, les relations entre les deux nations sont anciennes, et ne reposent pas sur la volonté d’Hitler d’imposer ses vues à Reza Chah. La légation perse à Berlin est profondément active depuis la Première Guerre mondiale, les cercles intellectuels perse gravitent dans la capitale allemande durant la République de Weimar et le nazisme au pouvoir ne circonscrit ni n’accélère ces pratiques préétablies avant 1933. De plus, le changement de nom n’intervient pas dans une volonté de satisfaire les exigences du Führer mais résulte d’une politique réformatrice et modernisatrice du pays. De la même manière que l’on voyage dans l’Allemagne nazie, le chah et sa femme visitent quelques mois auparavant la Turquie kémaliste pour juger de la capacité de relèvement des nations après les traités respectifs de Versailles (28 juin 1919) et Sèvres (10 août 1920).

Concernant l’alliance, le «deal» autour d’un pacte d’aryanité passé entre les deux puissances, l’idée d’un partage de la domination du monde avec une nation étrangère de la part de l’Allemagne nazie ne tient pas. D’une part, il n’y a pas de visée programmatique nazie en 1935 pour une future domination du monde. A l’intérieur du Reich, le temps est alors à la solidification d’une Volksgemeinschaft («communauté du peuple») autour d’une pureté raciale. En matière de politique extérieure, le regard est avant tout fixé sur l’Occident et non l’Orient, autour du plébiscite du 13 janvier 1935 sur la question du retour de la Sarre dans le giron allemand. D’autre part, les fondements mêmes de la Weltanschauung («conception du monde») nazie font que «le nazisme n’est pas un article d’exportation», selon les mots de Joseph Goebbels. Toute idée de partage transnational du pouvoir est incompatible avec la vision que se font les nazis de la domination. Le nazisme est, dans sa conception de l’aryanité, exclusif. Il ne s’accommode en rien d’un partage originel avec l’Iran. Par le prisme d’une aryanité millénaire transversale aux deux nations, BHL place l’Iran dans un rapport ontologique au nazisme et non historique.

Enfin, l’Iran, et plus largement le monde chiite et sunnite, constituerait le dernier foyer non «dénazifié» de la planète. Au-delà d’une utilisation approximative et impropre du terme de «dénazification» qui correspond à l’extirpation de la Weltanschauung des consciences allemandes afin de punir, puis reconstruire l’Allemagne de l’ «année-zéro», non applicables aux populations alliées ou occupées, le parallèle établi avec des exemples pêle-mêle d’Etats ayant, eux, réussi ladite «dénazification» est saisissant : l’Allemagne, la France et le Japon. La pertinence de la rhétorique se fracasse à la barrière de celui qui ne verra dans ce dernier qu’une nation ayant réconcilié sa mémoire traumatique de l’Axe à l’aune des Procès de Tokyo. Or, au Japon, comme au Moyen-Orient, subsiste des relents du nazisme. La création en 1982 du Parti National-Socialiste des Travailleurs Japonais (NSJAP), articulé autour d’une vision racialiste et biologique du monde subsume les mantras nazis. Le programme d’une refondation nationale basée sur un retour à la prime origine, à la culture Jōmon (-15 000 à – 300 avant notre ère), dénote une certaine distance à prendre quant à l’affirmation d’une «dénazification» exemplaire comme contrepoids au «fond obscur» de l’Iran.

Le discours et la méthode

En marge de la démonstration hasardeuse sur une nazification supposée de l’Iran, c’est la méthode qui interpelle. Le «Ce que j’ai vu…», devenu genre littéraire dans les années 1920-1930 par Henri Béraud, popularisé par André Gide et son Retour d’URSS, retrouve ici une actualité. Il constitue le point d’ancrage de la démonstration : «[Cette histoire], je ne l’ai lue nulle part. […] Je l’ai découverte au Kurdistan.» Aller, voir et entendre sur place se posent en argument définitif de vérité. Face à l’expérience du voyageur limant sa pensée sur les chemins d’un monde en actions, l’intellectuel sédentaire ne peut qu’adouber une réalité du terrain qu’il s’efforce d’étudier sans en avoir fait l’expérience physique. Et pourtant. Devant la mise en doute du propos, le philosophe convoque l’historien (2) afin de donner du crédit à une «impression de voyage» fragile. D’objet inédit, la transformation sémantique de la Perse devient objet historiographique. Troisième et dernier temps de la démarche, la mobilisation d’archives. L’exhumation d’un article de Pierre Daye, publié dans l’hebdomadaire nationaliste et antisémite Je suis partout en 1935 (3), vient parachever la démonstration. L’archive utilisée a vocation à asseoir scientifiquement le discours. Or, il n’en est rien. L’article est issu d’un récit de voyage de Pierre Daye dans le «nouvel Iran» du printemps 1935. Aucune mention de l’Allemagne nazie mais le bilan tiré par le journaliste rexiste d’une nation en redressement, modernisée par la possibilité d’exploiter son pétrole presque librement. La référence à l’aryanité, angle choisi par le titre de l’article, doit être abordée avec deux précautions. La première est celle d’un retour à la «terre des Aryens», sens littéral du terme «Iran» en langue zend, et tel que l’entendent les Iraniens eux-mêmes : à savoir le peuple originel non instrumentalisé par la mystique nazie, qui serait perçu comme une forme d’intrusion étrangère dans une nation en pleine affirmation identitaire. La seconde est celle d’un choix éditorial de l’un des principaux organes de presse antisémite des années 1930 et dont le propos doit être analysé en tant que tel et non comme l’irréfutable preuve de la thèse souhaitée. L’archive façonne la thèse, et non l’inverse. Face à l’agitation de l’archive dont on galvaude l’étude, le sens et la portée, le «document-spectacle» est roi.

L’histoire est faite de subtilités et de nuances n’ayant pas vocation à établir des constats fantasmés dressant les peuples les uns contre les autres mais, au contraire, à éclairer, à agir en vigie de la dérive de la pensée. «La Perse, c’est une poésie, c’est des porcelaines, c’est un art extraordinaire. C’est tellement de choses, c’est une civilisation immense, c’est la civilisation achéménide. La Perse décide ce jour-là de tirer un trait sur ce passé-là pour s’allier à l’Allemagne nazie», rappelle encore le philosophe. Elle ne se résume pas à ce condensé d’orientalisme exotique confinant à l’imagerie commune. C’est également la Perse des roushan-fekr («penseurs éclairés») de l’entre-deux-guerres. Ce passé-là n’a pas été et n’a pas à être liquidé. Nous, historiens, en somme les dépositaires.

Frédéric Sallée est l’auteur de Sur les chemins de terre brune. Voyages dans l’Allemagne nazie (1933-1939), Fayard, 2017.


1] Cf. Bernard-Henri Lévy, «J’ai découvert des choses terribles…», Le Parisien-Dimanche, 04/05/2003.

[2] Dans un droit de réponse adressé le 13 avril 2018 à CheckNews.fr, Bernard-Henri Lévy conseille notamment les lectures suivantes supposées légitimer le propos : Antoine Fleury, La pénétration allemande au Moyen-Orient (1919-1939), IUHEI, 1977 ; Frédéric Sallée, Sur les chemins de terre brune. Voyages dans l’Allemagne nazie (1933-1939), Fayard, 2017.

[3] Pierre Daye, « La Perse qui devient l’Iran », Je suis partout, 6 juillet 1935.

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