Le nouveau président argentin doit rapidement surmonter les divisions internes

Alberto Fernandez, le candidat péroniste du Frente de todos (Front de tous), s’est imposé comme prévu, lors du premier tour de l’élection présidentielle de l’Argentine qui s’est tenu dimanche 27 octobre. Il devra relever des défis de taille dans un pays empêtré dans une grave crise économique et sociale. Un pays qui, de surcroît, est un « habitué » des crises et perçu de l’extérieur, comme bloqué et peu fiable, en raison de sa conflictualité interne exacerbée et d’incidents répétés de paiements extérieurs. Cette perception résulte, en effet, de deux facteurs étroitement liés.

En premier lieu, l’Argentine se caractérise par l’absence de compromis socio-institutionnels stables qui puissent donner cohérence et viabilité sur le long terme au processus de développement. Cela est le fruit de l’affrontement permanent, depuis près d’un siècle, entre deux blocs antagonistes. D’une part, un bloc socioéconomique « libéral-ouverturiste » dont le projet a été porté tout récemment par le gouvernement de l’actuel président, Mauricio Macri ; il comporte notamment la recherche des prix relatifs les plus favorables aux exportations agricoles et agroalimentaires constituant le point fort de la spécialisation internationale du pays, et une ouverture économique censée attirer des capitaux étrangers. D’autre part, un bloc « national-développementiste », associé aux orientations des gouvernements du péronisme « traditionnel » des années 1940-1950. Et plus récemment, entre 2003 et 2015, ceux de Nestor et de Cristina Kirchner, qui, à partir d’un rôle très actif de l’Etat, visent le renforcement du marché domestique et un développement industriel plus autocentré.

En second lieu, un des traits marquants de l’Argentine est une persistante contrainte extérieure qui empêche l’économie de croître à un rythme soutenu. D’où les crises récurrentes de financement extérieur associées aux déficits de la balance des paiements courants et leurs conséquences en termes de dévaluation, d’inflation chronique et élevée, d’intensification des luttes en matière de répartition des revenus et de dollarisation des portefeuilles et des transactions, qui ont été à la base de comportements spéculatifs, court-termistes. Les résultats sont clairs : entre 1975 et 2018, l’Argentine a connu une croissance de 1,9 % par an, contre un peu plus de 3 % en Amérique latine à la même période.

Dans ce cadre, c’est l’incapacité de constituer des coalitions politiques à même de mettre en œuvre une stratégie de développement pour surmonter la contrainte extérieure et d’organiser des transferts concertés et raisonnables de la rente agricole vers l’Etat et à l’industrie – pour contribuer, respectivement, à l’équilibre de comptes publics et à la modernisation de l’appareil productif – qui constitue une explication décisive de l’énigme argentine. Comment peut-on expliquer le déclin d’un pays qui, si l’on suit la théorie néoclassique de la croissance, dans les années 1960 et 1970, disposait de tous les ingrédients nécessaires pour se développer, c’est-à-dire l’abondance de ressources naturelles, une offre raisonnable d’infrastructures collectives et une main-d’œuvre qualifiée ?

Les propositions d’Alberto Fernandez pendant la campagne électorale donnent à penser qu’il cherche à sortir de la logique de polarisation extrême caractérisant la vie politique et sociale argentine, en développant un discours modéré et en envisageant de conjuguer, sur le moyen et long terme, les avantages comparatifs du secteur agroalimentaire, minier et de l’énergie avec une plus forte diversification. Mais c’est à court terme que tout va se jouer car, à peine installé, son gouvernement devra faire face à des défis considérables : la dégradation rapide de la situation économique et sociale et la fragilisation de la position financière extérieure. Cette dernière est la conséquence de l’accroissement vertigineux de l’endettement externe sous le gouvernement Macri, ce qui se traduit par des échéances particulièrement lourdes auprès des créanciers privés et du Fonds monétaire international (FMI) pendant la période 2020-2024.

Générer un « choc de crédibilité »

Sur le plan interne, le nouveau président mise sur la concrétisation d’un pacte économique et social qui, avec la participation de l’Etat, des syndicats et d’entrepreneurs, chercherait à stabiliser l’inflation. Sur le front externe, Alberto Fernandez vise un nouvel accord avec le FMI lui permettant d’obtenir un répit et de générer un « choc de crédibilité ». Ceci ne sera pas chose aisée : les réformes prévisionnelles, de la fiscalité et du marché du travail que le FMI devrait exiger en contrepartie d’un échéancier de remboursements plus allégés susciteront des résistances au sein de la nouvelle coalition gouvernementale… alors que le FMI voudra éviter que le plus grand prêt qu’il a effectué depuis sa création soit associé à un échec.

Il est évident que, pour mener des négociations avec les créanciers externes, qui seront très dures, le nouveau président devra constituer un gouvernement de large base permettant de faire face aux demandes sociales les plus urgentes et de canaliser l’impatience des secteurs les plus vulnérables de la population. Ce qui suppose de traduire dans les faits son objectif de surmonter les divisions entre blocs antagonistes.

Bien entendu, l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement ne fera disparaître ni le caractère extrêmement conflictuel de la société argentine, ni les tensions qui peuvent se développer au sein d’une coalition gouvernementale dont les piliers sont liés à l’ancienne présidente Cristina Kirchner – nouvelle vice-présidente –, et que sont les gouverneurs péronistes de la plupart des provinces du pays, les très puissants syndicats et les mouvements sociaux ainsi que les courants et personnalités proches d’Alberto Fernandez… Celui-ci, un péroniste centriste, devra donc jouer à plein sur un de ses grands atouts, unanimement reconnu : sa capacité de dialogue et de concertation.

Carlos Quenan est professeur des universités en sciences économiques à l’Institut des hautes études de l’Amérique Latine (IHEAL/Sorbonne-Nouvelle) et vice-président de l’Institut des Amériques.

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