Le péril islamiste est réel en Tunisie

Qui aurait pu penser qu'un tragique fait divers, l'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, entrainerait la chute d'une dictature de près de 24 ans ? Ce sont toujours les petits événements qui provoquent les grandes révolutions. On l'a vu dans la révolution française comme dans la révolution russe. Dans le cas tunisien, l'accélération de l'histoire montre à quel point, ce régime était fragile. L'acte héroique et tragique de Mohamed Bouazizi traduisait un désespoir envers un système inique qui condamnait une société entière à l'assujetissement. Le moindre signe de rébellion étant irrémédiablement sanctionné par une peine de prison ou pis encore, l'éliminitation physique du contestataire.

Du fait divers à la révolte sociale et de la révolte sociale à la révolution politique, rien n'a pu empêcher l'arrêt de ce processus inexorable. Ni la répression, ni les interventions successives et d'ailleurs contradictoires de l'ex-président Ben Ali et notamment son dernier discours dans lequel tout en reconnaissant certains torts, il annoncait une batterie de mesures trompeuses et de toute manière, parfaitement irréalisables dans le contexte économique actuel.

Aujourd'hui, je crains que le pire ne soit devant nous. La paix civile n'est toujours pas revenue, les manifestants influencés par les discours "jusqu'au-boutistes", refusent toutes les solutions de compromis politique. La dissolution du gouvernement d'unité nationale sous la pression populaire montre de manière explicite que la rue n'est prête à aucune concession. La persistance des troubles pourrait amener l'avènement d'un général surgi de nulle part, proclamant l'Etat de siège en attendant l'organisation d'élections "libres et transparentes" ou le cas échéant, son renvoi aux calendes grecques.

Même si le dictateur déchu a exploité au maximum, et parfois hors de propos, la thèse suivant laquelle l'islamisme menace la Tunisie, je ne pense pas qu'un tel danger soit fictif. Entre l'aveuglement obsessionnel et l'angélisme vis-à-vis de l'islamisme, il existe une attitude médiane que la raison commande et la politique dicte. Dans l'état actuel des choses, l'hypothèse d'un raz-de-marée islamiste aux élections à venir n'est pas à exclure. Même s'il a été décapité par Ben Ali, le mouvement Ennahda reste très populaire en Tunisie. Il suffit pour s'en convaincre de voir avec quelle ferveur, le leader des islamistes tunisiens, Rachid Ghannouchi, a été accueuilli dimanche dernier à Tunis par des milliers de sympathisants du mouvement, après un exil de vingt-deux ans au Royaume-Uni.

INQUIÉTUDE

Le péril islamiste est réel en Tunisie mais bien plus encore, en Egypte. Dans ce dernier cas, la situation est encore plus fragile, puisque les Frères musulmans n'ont jamais cessé d'exercer une influence permanente dans la société égyptienne, nonobstant les efforts du pouvoir pour neutraliser le mouvement. Mais les vraies chances de l'islamisme tunisien tiennent en trois constats rapides et simples : les héritiers du RCD, quelque soit l'étiquette sous laquelle ils jugeront opportun de se présenter sont vomis par la population : l'opposition légale, quant à elle, est réduite à la portion congrue et de plus largement discréditée, ayant joué le jeu de Ben Ali durant plus de vingt ans ; enfin le courant islamiste ayant été totalement écarté non seulement du pouvoir mais également de la vie politique, il est le seul à pouvoir se prévaloir d'une "pureté" absolue et à pouvoir clamer haut et fort n'avoir jamais été l'associé, l'instrument ou le faire-valoir du régime déchu.

Ce constat est inquiétant. Il serait cruel de voir les tunisiens passer de l'autoritarisme d'un dictateur à celui d'un théocrate. Il serait injuste pour le peuple tunisien que la révolution pacifique de jeunes et de diplomés chômeurs profite exclusivement aux islamistes. Pour le Dr Moncef Marzouki et Hamma Hammami, issus de la gauche laïque, les islamistes doivent être intégrés au processus politique démocratique. Cette position honorable est néanmoins très risquée, car rien ne dit que l'islamisme tunisien soit la réplique de l'islam turc, qui lui-même, montre depuis près de deux ans que le concept "d'islamisme modéré" n'est souvent qu'un cache-sexe destiné à rassurer les observateurs occidentaux.

Cela pose, évidemment, la question fondamentale de la démocratie en terre d'islam. Pour certains, la démocratie est insoluble dans l'islam alors que pour d'autres, la démocratie et la religion du prophète seraient parfaitement compatibles. Il faut donc se libérer des analyses manichéennes car cette problématique théorique se teste jour après jour, en Tunisie. La Tunisie est donc aujourd'hui un laboratoire, à partir duquel sortira, soit le vaccin qui immunisera l'ensemble des sociétés arabes du népotisme, soit le virus qui propagera ce que le romancier et essayiste franco-tunisien Abdelwahab Meddeb a appelé La maladie de l'islam.

C'est Fernando Henrique Cardoso, à la suite de Tocqueville, qui a distingué "la démocratie comme valeur et la démocratie comme mécanisme". Le peuple tunisien a montré son attachement à la démocratie comme valeur nationale parce qu'universelle. Il lui reste maintenant à traduire cette passion démocratique en raison politique.

Par Frank Nouma, journaliste belgo-tunisien.

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