Le peuple, ça n’existe pas, la démocratie, oui

Pour reprendre une formule marxiste classique, rien ne nous répugne plus que l’oppression de l’homme par l’homme. D’où l’enthousiasme que soulève en nous la révolte d’un peuple contre ses oppresseurs, comme cela se produit en ce moment en Afrique du Nord. Mais il y a un hic et de taille. Il n’y a pas de peuple.

Dire qu’il n’y a pas de peuple, ça choque. Ce n’en est pas moins vrai. Un peuple ce n’est pas du singulier mais du pluriel. Un peuple, surtout aujourd’hui, ce sont de multiples associations, de multiples partis, de multiples religions, de multiples tendances. On peut allonger la liste à l’infini. On dira qu’en Tunisie, en Egypte, en Algérie, il n’y a pas tellement de pluralisme. Peut-être, mais il y en a. Dès lors, lorsqu’un peuple se soulève, ce n’est pas lui qui se soulève, mais les divers éléments dont il se compose. On conviendra, avec Jean-Paul Sartre, qu’il y a, dans un mouvement révolutionnaire, comme une fusion de tous ces éléments. Mais même en l’admettant, il est évident que cette fusion est très brève. Une fois l’enthousiasme retombé, des tribuns se profilent qui prétendent parler au nom du peuple. Comme ces tribuns apparaissent avant toute élection, ils se sont nécessairement autoproclamés ou poussés en avant par des foules enthousiastes. Leur légitimité ne tient pas à des votes déposés dans une urne mais à leur charisme, parfois à leur habileté dans le recrutement de groupes armés.

Même Trotski, pourtant pas un enfant de chœur, ne voulait pas que Lénine prît le pouvoir. Ce dernier le prit tout de même et l’on connaît la suite. La révolution du peuple russe conduisit à un régime dont le degré d’oppression a dépassé de loin celui du tsarisme. On pourrait dire la même chose de la Révolution française. Les révoltés parisiens ne voulaient certainement pas, à l’origine, couper des têtes. Il n’en reste pas moins qu’environ trois ans après la prise de la Bastille, trois mille têtes furent coupées sur la guillotine dans la seule ville de Paris. Cela donne à réfléchir.

On aurait donc voulu entendre, de la part des médias occidentaux, quelque retenue dans la manière de présenter les soulèvements de rue à Tunis ou au Caire. Non pas du tout pour les condamner, mais pour signaler que nous, en Occident, de tels soulèvements, nous en avons connu. Et que le résultat a souvent été très loin des espérances! Qu’il convient donc d’être prudent dans nos jugements ou appréciations. Car outre les Révolutions française ou russe, il y a aussi eu la Commune de Paris dont la répression a été si sanglante qu’elle fait encore froid dans le dos. Bref, un soulèvement populaire est toujours légitime mais il peut conduire à une oppression encore pire que celle dont il a voulu se débarrasser. Nous, Occidentaux, ne pouvons plus rendre de grands services au reste du monde. Mais ce rappel-là, nous pourrions encore le faire.

On ne l’a pas assez fait. Plus précisément, on ne l’a fait qu’en référence à la menace islamiste. Les soulèvements populaires auxquels nous assistons pourraient être dangereux, nous a-t-on expliqué, parce que des mollahs pourraient les utiliser à leur profit. Nous oublions ainsi plus de deux siècles de sanglants soulèvements révolutionnaires en Occident pour nous concentrer uniquement sur le danger d’une mise au pas des peuples par les appels des muezzins. Par conséquent, nous continuons à proclamer bonnes toutes les révolutions et ne les voyons menacées que par l’islam. En matière de logique binaire, on pourrait difficilement faire mieux.

Le plus étrange est qu’on s’est abondamment moqué, il y a quelques années, de la thèse de Francis Fukuyama qui annonçait la fin de l’histoire. Or si nous jugeons tous les événements politiques qui se produisent sous nos yeux comme autant d’étapes sur le chemin d’une démocratisation universelle de la planète, nous sommes effectivement en train d’assister à la fin de l’histoire. Tout convergerait vers le meilleur régime imaginable. Il n’y aurait que la démocratie. Ce serait elle ou le chaos.

Si l’on voulait favoriser un islamisme radical, on ne pourrait mieux faire que donner dans cet simplissime alternative. Les peuples détestent l’oppression, mais ils n’apprécient pas non plus qu’on leur dise quelle est la direction qu’ils doivent suivre pour être de bons élèves. A leur répéter sur tous les tons qu’il n’y a qu’une seule direction et qu’elle consiste en une démocratisation de leurs régimes politiques et seulement en cela, ils pourraient se mettre à loucher dans une autre direction, à savoir un régime peut-être pas radicalement islamiste, mais plus ou moins théocratique et en tout cas hostile à la laïcité qui caractérise les démocraties occidentales.

C’est à ce point-là que «communauté internationale» pourrait, pour une fois, faire preuve de doigté. Elle pourrait rappeler deux choses: d’abord qu’un rousseauisme simpliste évoquant une unanime élection par le peuple enthousiaste est une imposture. Elle pourrait ensuite rappeler qu’aucun peuple ne peut s’élire lui-même. Cela encouragerait, pour le moins, un minimum de pluralisme. Enfin, cette même communauté pourrait aussi rappeler qu’il y a diverses formes de démocraties mais que toutes reposent au moins sur deux éléments fondamentaux: l’élection des gouvernants à intervalles réguliers d’une part – la séparation des pouvoirs d’autre part. Si ces deux éléments sont garantis, tout le reste est secondaire.

Par Jan Marejko, écrivain, philosophe.

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