Le pourrissement du Brexit contamine désormais l’Union européenne

Depuis le 23 juin 2016, jour du référendum ayant donné une majorité en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE), le Brexit apparaissait – et apparaît encore – comme un drame presque exclusivement britannique. Une fois n’est pas coutume, en face d’Albion, le continent paraissait enfin uni pour dicter une ligne claire incarnée par une équipe de négociateurs plutôt bien préparés, les Britanniques ne pouvant que constater leur insuffisance et leurs carences diplomatiques.

La question du report de la date effective du Brexit est de nature à modifier cet état de fait. Les interminables discussions au sein des institutions britanniques mettent désormais au pied du mur les Européens en faisant dépendre leur avenir des modalités du prolongement. Pour les Vingt-Sept, l’alternative semble pourtant simple : soit accepter les demandes de prorogation, soit les refuser. Cependant, dans l’un ou l’autre terme de l’alternative, les conséquences seront en partie insatisfaisantes, voire dommageables. Le pourrissement de la situation n’est donc plus cantonné au Royaume-Uni ; il contamine désormais directement l’Union.

Dans la première hypothèse – celle d’un long report ou de reports successifs –, les risques pour le fonctionnement de l’UE sont réels. Le premier concerne le bon déroulement des élections européennes du 23 au 26 mai. Une participation britannique de dernière minute imposerait de réviser rapidement les réglementations électorales outre-Manche, et celles des Etats membres qui bénéficient de nouveaux sièges. Pour plusieurs d’entre eux, il faudrait modifier le découpage électoral. Cette urgence pourrait être surmontée, mais non sans répercussions politiques majeures. Outre l’agacement que nourriraient les Etats victimes de ce changement, la participation des citoyens britanniques à de telles élections serait inévitablement très faible. Sur le continent, le danger serait que le Brexit pollue une campagne qui doit se concentrer sur d’autres sujets.

Au-delà de ces élections, la présence d’eurodéputés britanniques au Parlement serait politiquement hasardeuse. Quand bien même ils ne feraient pas la pluie et le beau temps au sein des institutions européennes, leur influence ne serait pas nulle. Ils pourraient toujours prétendre à nommer un commissaire, participeraient à l’ensemble des décisions du Conseil et pourraient profiter de leur position dans le cadre des négociations sur le Brexit. Tant que les Britanniques demeureront membres à part entière tout en étant en partance, la suspicion flottera dans l’air comme un poison qui pourrait envenimer les relations entre les Etats membres.

Incertitudes politiques et économiques

Une autre série d’arguments s’oppose aux éventuels reports. La stratégie prônée par le président du Conseil européen, Donald Tusk, avec plusieurs Etats membres et quelques cercles économiques influents repose sur l’idée suivante : tant que le Royaume-Uni n’est pas sorti, il sera toujours tenté de rester. Et plus le temps s’écoulera, plus la tentation sera grande. Après s’être égaré, il finira par rentrer au bercail. Malheureusement, cette conception recèle des incertitudes.

En effet, il est peu probable que le Parlement britannique prenne seul la responsabilité de révoquer le Brexit. Dès lors, il faudra s’en remettre au processus électoral. Ni des élections générales ni un nouveau référendum n’apportent la garantie d’un retour en arrière. Si tel doit être le cas, les populistes auront tout loisir de développer leurs critiques : primo, le peuple aura dû voter jusqu’à ce que sa décision siée aux élites ; secundo, il est impossible de sortir de l’Union qui, telle une araignée, emprisonne les Etats dans sa toile.

L’autre incertitude est économique : un hypothétique maintien dans l’Union au prix de reports successifs menacerait l’existence de nombreuses entreprises, en particulier petites et moyennes. Remettre à plus tard un événement dont on ne sait pas s’il se réalisera ne dissipe nullement l’imprévisibilité. L’économie ne peut que dysfonctionner dans un tel contexte. Finalement, un report long ou répété est aussi délétère qu’un « no deal » s’il n’est pas fondé sur un plan concret.

Des risques minimisés

La mansuétude teintée d’agacement de l’Union européenne s’explique par la volonté de ne pas endosser la responsabilité de l’absence d’accord et du rétablissement d’une frontière en Irlande du Nord. Ces motivations sont sérieuses, mais peuvent être dépassées. Le « no deal », s’il venait à s’imposer, aurait un mérite : créer une forme de certitude tout en rendant indispensables des discussions plus concrètes et promptes sur les questions commerciales. Il pousserait à la mise en œuvre immédiate de règles existantes en droit international. Ainsi, pour les droits de douane, soit le cadre de l’OMC s’appliquera, soit les deux parties se mettront diplomatiquement d’accord pour convenir de droits moins élevés.

La question de la frontière irlandaise est plus épineuse. Il est compréhensible que l’UE ne veuille pas provoquer, même indirectement, de nouveaux troubles en Irlande du Nord. La République d’Irlande elle-même fera tout pour empêcher le rétablissement de contrôles douaniers. Là encore, le risque peut être minimisé. Le Royaume-Uni a d’ores et déjà annoncé certaines dispositions en ce sens, comme la promesse de ne pas rétablir de droits de douane. Le maintien de la zone commune de voyage est aussi à prendre en compte. Des arrangements temporaires peuvent être immédiatement convenus après le retrait pour éviter une « frontière dure » et respecter l’accord de Belfast de 1998. Enfin, en cas d’un « no deal », l’UE pourra retourner à des dossiers plus importants que le Brexit et l’harmonie entre les Etats membres sera mieux préservée.

Que l’on ne se méprenne pas : notre propos n’est pas de soutenir que le « no deal » est souhaitable et qu’il ne créera pas de fortes turbulences économico-politiques pendant plusieurs mois. Nous affirmons seulement que l’UE aurait intérêt à faire son bilan coûts-avantages entre le report long sans plan précis des Britanniques et un « no deal ». La position de la France, de la Belgique et de l’Espagne, hostiles à une prolongation sans condition, nous semble plus cohérente que l’orientation proposée par Donald Tusk, qui s’est d’ailleurs étonnamment avancé à ce sujet sans consulter les Vingt-Sept de façon ordonnée. Au stade où nous en sommes, il est peu crédible d’accuser l’Union d’avoir entraîné le « no deal ». Elle peut dès lors réfléchir sérieusement à cette issue en faisant preuve d’autorité face à l’indécision britannique qui, si elle se prolonge, entraînera l’ensemble des Européens dans un imbroglio qui pourrait mettre au jour de nouvelles divisions.

Aurélien Antoine, spécialiste des institutions britanniques, est professeur de droit à l’université de Lyon-Saint-Etienne et directeur de l’Observatoire du Brexit.

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