Le Printemps arabe se joue à Benghazi

Du calepin de Robert Toner: «Lundi 12 avril 1943: Toujours pas d’aide. Nuit très froide». Puis plus rien. Le silence de la mort. Huit cadavres dans le sable, quelque part au sud de Benghazi. Ainsi se termine l’épopée dramatique des membres d’équipage du Lady Be Good, un B 24 Liberator américain qui, par une erreur de navigation, avait manqué sa base de Benghazi au retour d’une mission sur Naples le 4 avril précédent et s’était enfoncé dans le désert libyen qu’il croyait être encore la Méditerranée. L’avion à bout de carburant, l’équipage saute en parachute dans le désert et tente de rejoindre Benghazi à pied. Presque sans eau. Le journal d’un des membres de l’équipage, Robert Toner, relate ces jours terribles de lutte, d’espoir, de ténacité, de désespoir, de foi et d’angoisse. Jusqu’à la fin, ils scruteront le ciel en espérant que des avions viendront les sauver. Mais rien. Abandonnés à leur sort, ils connaîtront une lente et atroce agonie.

Une atroce agonie, abandonnés de tous, c’est la fin que vont aussi connaître rapidement les démocrates de l’est libyen qui ont tenté de se libérer d’un dictateur dément si la communauté internationale ne leur apporte pas d’urgence l’aide qu’ils supplient qu’on leur accorde. A part la France et la Grande-Bretagne, les puissances tergiversent étrangement, laissant le temps au colonel de Tripoli de resserrer l’étau. On l’a annoncé bien vite perdu, aux premiers jours du soulèvement. Pourtant, des moyens quasi illimités (la manne pétrolière qu’il a confisquée à son peuple) associés à l’absence totale de scrupules à massacrer en masse sa propre population laissaient augurer une révolution bien plus difficile qu’en Egypte et en Tunisie. Kadhafi et ses fils, tout déséquilibrés psychologiquement qu’ils puissent être, sont diaboliquement habiles. Méthodiquement, ils ont commencé par écraser toute rébellion dans le réduit tripolitain. Puis, jouant des divisions et des atermoiements de la communauté internationale, achetant mercenaires et loyautés, l’ogre est reparti à l’assaut. La vague du désastre au Japon submergeant sans fin l’espace médiatique, il peut maintenant passer à la phase finale de l’écrasement de manière presque inaperçue.

En termes de communication, Kadhafi et ses fils essayent de créer la confusion sur la nature des insurgés. Ils évitent de produire des images trop choquantes de dévastation et massacres, quand bien même, dans un élan de candeur, Sayf al-Islam avait promis aux premiers jours des «rivières de sang». Nous ne voyons pas d’images de bombardements massifs au phosphore sur des civils. S’il utilisa du napalm pour réduire dans les maquis près de Derna une insurrection il y a quelques années, Kadhafi agit aujourd’hui par des opérations plus discrètes, guère plus que des tirs d’artillerie et quelques bombes lâchées d’avions précédant un assaut terrestre contre des hommes démunis de moyens. Nulle image de charnier ne viendra gêner nos consciences et appétits au moment du repas du soir devant le journal télévisé. Les charniers de cette guerre, nous ne les verrons probablement jamais.

Des milliers d’hommes, de femmes, mais aussi d’enfants mourront si nous ne faisons rien. Qu’il n’y ait aucun doute: avant d’être exécutés, la plupart des démocrates qui tomberont aux mains des fidèles du dictateur auront été abominablement torturés, mutilés et tués d’une manière qui les fasse souffrir autant que possible. Avec toute la cruauté et le sadisme de rigueur chez les autocrates de la région. Pour l’exemple. Pour qu’à jamais plus personne n’ose bouger. Comme Hafez el-Assad le fit lors de la révolte de Hama en 1982, avec près de 20 000 morts. La société syrienne en est restée si marquée que trente ans plus tard, elle n’ose répondre aux appels à manifester pour plus de libertés, comme on l’a constaté au début février.

Nous ne verrons donc rien des horreurs en Libye. Au contraire, Sayf al-Islam, le presque débonnaire «Sabre de l’Islam» nous expliquera que la révolte a été terminée «humainement». Il y aura probablement même quelques apparences de réformes. Pétrole oblige, des hommes politiques obligés de Kadhafi appelleront en Occident à se montrer «constructifs» et à renouer le dialogue. On reviendra peu à peu à «business as usual».

Ce qui se joue à Benghazi et Tobrouk dépasse largement le cadre de la Libye. Il en va dans une large mesure du devenir du «Printemps arabe». Ce n’est probablement pas un hasard si des partisans de Moubarak ont attaqué violemment des partisans de la démocratie sur la place Tahrir, il y a quelques jours, et si d’étranges troubles ont été suscités entre musulmans et coptes pourtant alliés pour renverser Moubarak. Pas un hasard non plus si l’autocrate yéménite utilise de plus en plus de balles réelles pour disperser les manifestations à Sanaa. Si les dirigeants d’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe se sentent libres d’envoyer à Bahreïn des troupes pour appuyer la répression des chiites qui demandent une monarchie constitutionnelle. A n’en pas douter, les généraux algériens, Bachar el-Assad et Mahmoud Ahmadinedjad, sanglant fossoyeur de la «révolution verte», doivent se réjouir. Le syndicat des autocrates reprend espoir au fur et à mesure des succès du tyran libyen. Chaque ville reprise par Kadhafi et ses sbires est un espoir de plus pour les dictateurs du Proche et Moyen-Orient d’avoir encore de beaux jours devant eux. Et les monarques pas plus démocratiques de la région pourront quant à eux repenser la nécessité d’accorder des réformes ou de réduire leur étendue. On dit jadis le tristement célèbre «l’ordre règne à Varsovie». On dira demain «l’ordre règne à Benghazi».

Pour nous Européens, une telle victoire contre les insurgés de Benghazi serait une faillite morale de plus. Les générations nées après la seconde guerre mondiale ont aimé dénoncer la passivité de leurs aïeux devant les exactions nazies. Pourtant elles ont, nous avons, sur la conscience notre impassibilité devant les massacres ou génocides du Rwanda, de Srebrenica. Aujourd’hui, demain, si nous ne faisons rien, nous aurons été complices du massacre des démocrates libyens et de l’échec de la démocratisation du monde arabe.

Il faut dire que dans l’abandon des populations arabes appelées à renverser leurs dictateurs, l’Occident n’en est pas à sa première lâcheté. En mars 1991, la coalition internationale qui a libéré le Koweït appelle les Irakiens à se révolter et renverser Saddam Hussein. Les Kurdes au nord et les Chiites au sud, se croyant couverts par les alliés, se soulèvent donc. Saddam Hussein les écrasera dans le bain de sang d’une répression monstrueuse. Et ce, tandis que la coalition, placée sous l’égide des Etats-Unis, change d’avis et reste l’arme au pied, à la demande de l’Arabie saoudite qui se sent rassurée par la présence du dictateur la protégeant de l’Iran. Quand l’ampleur des exactions des hommes de Saddam Hussein suscitera finalement une zone d’exclusion aérienne, il sera bien trop tard pour des milliers de chiites massacrés.

Que craignons-nous à intervenir maintenant en Cyrénaïque? Contrairement à l’invasion de l’Irak, les Libyens de Cyrénaïque, et, autour d’eux, la Ligue arabe appellent à une intervention aérienne. Nul «grand dessein» de néo-conservateurs américains, nul «complot impérialiste» pour faire main basse sur le pétrole arabe. Mais un véritable appel au secours lancé aux démocraties du monde. Et relayé par la Ligue arabe, l’Organisation de la Conférence islamique et l’Organisation de l’Unité arabe, excusez du peu!. On est bien loin des prétextes inventés pour justifier l’assaut sur l’Irak.

D’aucuns craignent la complexité d’une opération aérienne sur la Libye. Pourtant, une opération similaire contre la réputée «puissante armée yougoslave» au Kosovo en 1999 s’était révélée au final fort aisée. Et il n’est probablement pas nécessaire de monter une opération aussi massive en Libye. Il n’est peut-être pas indispensable de lancer un assaut contre le cœur du système, la Tripolitaine et ses défenses anti-aériennes denses. La mission pourrait se cantonner à protéger la Cyrénaïque. Voire à détruire des batteries d’armes lourdes du régime autour des villes insurgées. Eventuellement à attaquer les très longues et très vulnérables lignes logistiques entre les unités de Kadhafi et leurs bases arrières proches de Tripoli. Le type d’attaques pratiqué par les Alliés qui s’avéra fatal pour Rommel dans la même région fin 1942. Là est le talon d’Achille de la répression libyenne. Privées d’armes lourdes et de réapprovisionnement, les troupes de Kadhafi devraient stopper leur assaut. Le signal adressé, tant aux démocrates de Benghazi qu’au dictateur de Tripoli, serait très fort. Bien entendu, transmettre aux insurgés quelques armes antichar, mortiers, moyens de communications et munitions, comme cela fut fait aussi au Kossovo, aiderait les démocrates à rétablir l’équilibre avec les troupes de Kadhafi.

Même dans une optique d’intérêts égoïstes, refuser de porter secours aux démocrates arabes est un non-sens. Si le Printemps arabe comporte des risques, si tous les démocrates locaux ne sont pas forcément bon teint, les enjeux d’une transition démocratique réussie dans la région sont considérables et intéressent toutes les rives du bassin méditerranéen. Une transition réussie pourrait créer un vaste ensemble de démocraties (teintées ou non d’Islam), de croissance économique et de stabilité sociale. L’échec de la démocratisation et de la mise en place d’économies efficientes et redistributrices ne laisserait au contraire pour horizon à des dizaines de millions de jeunes Arabes que la transcendance religieuse fondamentaliste ou l’émigration. Est-ce ce que veut l’Europe?

Mais les Occidentaux ne sont peut-être pas les seuls à faillir dans cette affaire. Les Egyptiens et les Tunisiens qui viennent de renverser leurs autocrates ne semblent pas comprendre que le devenir de leur propre révolution se joue en partie à Benghazi et Tobrouk. Demander à travers la Ligue arabe une zone d’exclusion aérienne est un message clair. Mais si le sort de leur propre liberté se joue aussi à Benghazi et Tobrouk, ils devraient peut-être tenter quelque chose de plus audacieux.

Au printemps et en été 1941, la résistance héroïque de Tobrouk assiégée pendant des mois par les troupes de Mussolini et d’Hitler, était pour Churchill la clé du devenir de la démocratie occidentale. Tobrouk est l’un de ces noms magiques où l’Histoire se joua. Tobrouk ne devait pas tomber. La ville assiégée, défendue par les «Rats du Désert» vilipendés par les radios fascistes, était le symbole de l’ultime démocratie restée en guerre contre les dictatures. Aujourd’hui, la chute de Benghazi et Tobrouk sonnerait probablement le glas de la démocratisation du monde arabe. En n’agissant pas d’urgence, nous condamnons à mort les démocrates de Cyrénaïque, nous trahissons nos valeurs et nous nous privons d’une chance sans précédent de pouvoir créer un bassin méditerranéen stable et prospère, une vaste aire de civilisations et économies européennes et méditerranéennes à même de contrebalancer l’extraordinaire montée en puissance de l’Asie et le basculement du centre de gravité du monde vers le Pacifique. Bien court aurait été le Printemps arabe. Longue serait dès lors la nuit glacée des démocrates arabes. Et totale la défaite morale et politique d’une génération d’Occidentaux.

Pascal de Crousaz, expert du Proche-Orient.

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