Le procès Moubarak, un artifice pour tempérer l'exaspération du peuple

Le procès Moubarak est présenté comme l'un des temps forts de la transition démocratique en Egypte. C'est assurément l'une des revendications principales des manifestants qui se réunissent périodiquement sur la place Tahrir depuis la révolution du 11 février. Comme Ben Ali en Tunisie, Hosni Moubarak incarnait les années de plomb de la répression politique et de la torture en Egypte, pratiquée sous l'égide des tribunaux militaires et de la puissante sécurité d'Etat démantelée il y a peu. Lâché par les officiers supérieurs de l'armée, le "sphinx du Nil" est apparu momifié à un procès qui semblait irréel, y compris pour les Egyptiens eux-mêmes.

Au-delà du sort de cette statue du commandeur, déboulonnée et vouée aux gémonies d'une foule où le meilleur de la tradition démocratique côtoie le pire du fondamentalisme religieux, il convient de garder un regard lucide sur les développements en cours.

Dans tous les cas de figure, gageons que l'armée, si elle se retire de l'arène politique, n'en continuera pas moins d'assumer le rôle d'arbitre et de clé de voûte des institutions qu'elle n'a cessé d'avoir depuis le renversement de la monarchie en 1952. Un tel rôle est accepté peu ou prou par toutes les forces en présence, car la société imploserait sous le poids de ses contradictions internes en l'absence d'un ciment aussi fort. Car il ne faut pas s'y tromper, c'est avant tout pour préserver sa légitimité historique et son prestige que l'armée a "lâché" Hosni Moubarak.

Après la crise de la dette des années 1980, les réformes libérales du début des années 1990 avaient pour but de remettre en selle l'économie égyptienne en l'ouvrant davantage aux entrepreneurs privés. Elaborées à la hâte, ces réformes ont achoppé sur la dégradation du contexte sécuritaire à la fin des années 1990, avec l'attentat de Louxor en 1997. Le durcissement du régime qui s'en est suivi a conduit à l'ajournement sine die des réformes économiques et politiques.

L'ouverture politique engagée ensuite en 2004-2005 sous la pression des Etats-Unis et de leur projet de grand Moyen-Orient a certes permis l'entrée au Parlement de députés issus des Frères musulmans, qui quadrillent déjà la société civile et les institutions régaliennes avec leurs organisations, mais elle n'a pas débouché sur une véritable normalisation politique.

Le boom économique des années 2000, sur fond de forte croissance, a permis l'émergence d'une classe d'entrepreneurs très liés au pouvoir. C'est la montée en puissance de cette élite néopatrimoniale, sur fond d'accroissement des inégalités et de paupérisation des classes populaires, qui est responsable du divorce entre le président et l'armée.

C'est pourquoi le procès de Moubarak est trompeur. Il ne réglera aucun des problèmes structurels de l'économie égyptienne. Celle-ci conserve son caractère semi-rentier avec des recettes en devises tirées essentiellement du tourisme, de l'exploitation des hydrocarbures et des droits de passage par le canal de Suez.

A l'instar de ce qui s'est passé en Russie et dans d'autres pays en développement, la libéralisation en trompe-l'oeil engagée en Egypte sous l'ère Moubarak n'a pas réussi à attirer suffisamment d'investisseurs étrangers et à ouvrir l'économie aux entrepreneurs locaux qui n'étaient pas issus du sérail. Elle a surtout favorisé l'essor d'une élite occidentalisée coupée des réalités du terrain, comme ce fut le cas avec la modernisation autoritaire engagée par le chah d'Iran dans les années 1970.

Quant à l'armée, son implication réelle dans l'économie est difficile à évaluer, mais elle représente probablement entre 15 % et 25 % de la production nationale. C'est le reliquat d'une époque où le complexe militaro-industriel jouait un rôle prééminent pour assurer la sécurité nationale.

Aujourd'hui, le véritable défi en Egypte consiste à conduire une libéralisation économique par le bas, à la chinoise, tout en gérant la transition politique afin d'éviter les dérives extrémistes, qui conduiraient au chaos ou à un nouveau durcissement du régime et à l'arrêt brutal de la démocratisation. C'est à l'armée que revient cette tâche délicate, l'essentiel des manœuvres et des tractations se jouant en coulisses. C'est pour cela qu'elle doit conserver son prestige aussi longtemps que nécessaire.

Le procès de Moubarak n'est guère plus qu'un artifice commode pour tempérer l'exaspération du peuple, et pour gérer l'inévitable désenchantement des lendemains de révolution. L'expérience montre que la justice transitionnelle prend des années et réclame davantage une véritable "catharsis nationale" sur fond d'introspection historique et politique qu'un règlement judiciaire ad personam conduit à la va-vite.

Alexandre Kateb, économiste et essayiste.

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