Le processus d’héroïsation se fait dans la jihadosphère

Le tueur de Nice avait un visage, fallait-il le montrer ? A 31 ans, Mohamed Lahouaiej Bouhlel avait une vie derrière lui, fallait-il la raconter ? Dans le dispositif d’héroïsation médiatique de l’Etat islamique, évoquer l’auteur d’un attentat serait faire son jeu, estiment certains. Mais garder pour soi une image n’aurait-il pas l’effet inverse ? Une héroïsation sous le manteau n’est-elle pas plus attirante encore ?

Spécialiste du jihadisme, le journaliste David Thomson (*) juge que les terroristes n’ont plus besoin des diffuseurs classiques, ils ont leurs propres moyens via Internet. Publier nom et photo ne changerait rien à l’horreur des attaques.

«Il est normal de s’interroger sur la couverture médiatique des attentats vu leur récurrence. Mais le jihadisme, dans sa forme actuelle, et le terrorisme préexistent largement aux événements que traverse la France depuis 2015. Dès l’été 2012, j’ai travaillé sur les départs de premiers jihadistes français qui passaient par la Tunisie ; à l’époque, le sujet était inexistant dans les médias. Il a commencé à émerger début 2014. Mais plus largement, les jihadistes n’ont pas besoin des médias de masse pour exister. Ils ont leurs propres agences de presse, leurs propres organes de production et de diffusion via Internet. Nous ne sommes plus à l’époque où Al-Qaeda devait envoyer une cassette VHS de Ben Laden à la chaîne de télévision Al-Jezira. Aujourd’hui, les médias classiques n’ont plus la main, les cercles jihadistes fonctionnent en parallèle.

Le processus d’héroïsation se fait lui aussi au sein de la jihadosphère. Elle compte déjà de nombreux héros que le grand public ne connaît pas. Certes, les médias de masse amplifient ce phénomène, mais l’essentiel ne se joue pas là. Ils sont d’abord des héros - positifs - aux yeux des leurs ; à l’extérieur, l’héroïsation se fait de façon négative.

«Le fait de diffuser nom et portrait des terroristes n’a aucune incidence sur le rythme des attentats. Au contraire, ne pas publier ces données développerait les théories du complot déjà nombreuses alors que les informations circulent. Il y a un besoin légitime de transparence et d’information de la part du grand public. Il est aussi un peu paradoxal de voir des universitaires demander la non-diffusion de photos alors que la plupart d’entre eux utilisent les biographies publiées par les médias pour comprendre le phénomène jihadiste, et plus précisément le passage à l’acte.

«Je pense qu’il vaut mieux regarder la menace en face et ne pas être dans le déni. En revanche, il y a des photos qui font le bonheur des jihadistes : ce sont celles qui montrent la faiblesse du pouvoir politique des pays occidentaux. L’image de deux policiers s’enlaçant en pleurs après le 13 Novembre a fait la une de Dar al-Islam, le journal de l’Etat islamique.»

Cécile Daumas, journaliste.


(*) David Thomson est l’auteur des Français jihadistes, éditions les Arènes 2014.

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